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178 HISTOIRE DE MA VIE

me portant ainsi à pied devant tout le quartier, lui grand garçon de vingt-deux ou vingt-trois ans et ne se souciant guère d'être remarqué. Quand ma mère faisait mine de résister et de s'inquiéter, il se fâchait tout rouge, lui repro- chait son imbécile faiblesse, car il ne choisissait pas ses épithètes, il le disait lui-même avec grand contentement de sa manière d'agir : et quand il me rapportait, ma mère était furcée d'admirer combien j'étais proprette, fraîche et de bonne humeur. Il est si peu dans les goûts et dans les faculté» d'un homme, et surtout d'un homme d'estaminet comme Pierrei, da soigner un enfant de dix mois, que c'est merveille ni/fl qu'il l'ait fait, mais que l'idée lui en soit venue. Enfin je fus sevrée par lui, et il en vint à bout à son honneur, ainsi qu'il l'avait annoncé.

On pense bien qu'il me regarda toujours comme un petit enfant, et j'avais environ quarante ans qu'il me par- lait toujours comme à un marmot. 11 était très-exigeant sur le chapitre non de la reconnaissance, il n'avait jamais songé à se faire valoir en quoi que ce soit, mais sur celui de l'aniitié. Et quand on l'éprouvait en lui demandant pour- quoi il voulait être tant aimé, il ne savait répondre que ceci : C'est que je vous aime. Et il disait cette douce parole d'un ton de fureur et avec une contraction nerveuse qui lui faisaient grincer les dents. Si, en écrivant trois mots à ma mère, j'oubliais une seule fois d'adresser quelque amitié à Pierrot, et que je vinsse à le rencontrer sur ces entrefaites, il me tournait le dos et refusait de me dire bonjour. Les explications et les excuses ne servaient de rien, il me traitait de mauvais cœur, de mauvais enfant, et il me jurait une rancune et une haine éternelles. Il disait cela d'une manière si comique qu'on eût cru qu'il jouait une sorte do parade, si on n'eût vu de grosses larmes rouler dans ses yeux. Ma mère, qui connaissait cet état nerveux, lui disait : « Taisez-vous donc, Pierret, vous êtes fou : «