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HISTOIRE DE MA VIE 177

Il était pourtant fort nerveux, et par conséquent colère . et susceptible ; mais il fallait que sa bonté fût bien irrésis- tible, car il n'a jamais réussi à blesser personne. On n'a pas idée des brusqueries et des algarades que j'ai eues à essuyer de lui. Il frappait du pied, roulait ses petits yeux, devenait rouge et se livrait aux plus fantastiques grimaces, tout en vous adressant dans un langage peu parlementaire les plus véhéments reproches. Ma mère avait coutume de n'y pas faire la moindre attention. Elle se contentait de dire : a Ahl voilà Pierret en colère, nous allons voir de belles grimaces ! » et aussitôt Pierret, oubliant le ton tragique, se mettait à rire. Elle le taquinait beaucoup, et il n'est pas étonnant qu'il perdît souvent patience. Dans ses dernières années, il était devenu plus irascible encore, et il ne passait guère de jour qu'il ne prît son chapeau et ne sortît de chez elle en lui déclarant qu'il n'y remettrait jamais les pieds; mais il revenait le soir sans se rappeler la solennité de ses adieux du matin.

Quant à moi, il s'arrogeait un droit de paternité qui eût été jusqu'à la tyrannie, s'il lui eût été possible de réaliser ses menaces. Il m'avait vue naître et il m'avait sevrée. Cela est assez remarquable pour donner une idée de son carac- tère. Ma mère, étant épuisée de fatigue, mais ne pouvant se résoudre à braver mes cris et mes plaintes, et craignant aussi que je fusse mal soignée la nuit par une bonne, était arrivée à ne plus dormir, dans un moment où elle en avait grand besoin. Voyant cela , un soir, de sa propre autorité, Pierret vint me prendre dans mon berceau et m'emporta chez lui, où il me garda quinze ou vingt nuits, dormant à peine, tant il craignait pour moi, et me faisant boire du lait et de l'eau sucrée avec autant de sollicitude, de soin et de propreté qu'une berceuse eût pu le f;iire. Il me rapportait chaque matin à ma mère pour aller à son bureau, puis au Cheval blanc; et chaque soir il venait me reprendre,