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HISTOIRE DE MA VIE 175

caprices au lieu de les réprimer. On m'a dit que, pendant le peu de tempt» qu'il pouvait passer dans sa famille, il s'y trouvait si heureux qu'il ne voulait pas perdre sa femme et ses enfants de vue, qu'il jouait avec moi des jours entiers, et qu'en grand uniforme il n'avait nullement honte de me porter dans ses bras, au milieu de la rue et sur les boulevards.

A coup sur, j'étais très-heureuse, car j'étais très-aimée ; nous étions pauvres et je ne m'en apercevais nullement. Mon père touchait pourtant alors des appointements qui eussent pu nous procurer de l'aisance, si les dépenses qu'entraînaient ses fonctions d'aide de camp de Mural, n'eussent dépassé ses recettes. Ma grand'mère se privait elle-même pour le mettre sur le pied de luxe insensé qu'on exigeait de lui, et encore laissa-t-il des dettes de chevaux, d'habits et d'équipements. Ma mère fut souvent accusée d'avoir ajouté par son désordre à ces embarras de famille. J'ai le souvenir si net de notre intérieur à cette époque, que je puis affirmer qu'elle ne méritait en rien ces reproches. Elle faisait elle-même son lit, balayait l'ap- partement, raccommodait ses nippes et faisait la cuisine. C'était une femme d'une activité et d'un courage extraor- dinaires. Toute sa vie elle s'est levée avec le jour et couchée à une heure du matin, et je ne me rappelle pas l'avoir vue oisive chez elle un seul instant. Nous ne recevions personne en dehors de notre famille et de l'excellent ami Pierret, qui avait pour moi la tendresse d'un père et les soins d'une mère.

C'est le moment de faire l'histoire et le portrait de cet homme inappréciable que je regretterai toute ma vie. Pierret était fils d'un propriétaire champenois, et dès l'âge de dix-huit ans il était employé au trésor, où il a toujours occupé un emploi modeste. C'était le plus laid des hommes, mais cette laideur était si bonne qu'elle appelait la