Page:Sand - Histoire de ma vie - tome 2.djvu/182

Cette page n’a pas encore été corrigée

172 HISTOIRE DE MA VIE

Je crois que l'empereur entendit ces paroles naïves, car il me regarda tout à fait, et je crois voir encore une sorte de sourire flotter sur son visage pâle, dont la sévérité froide m'avait effrayée d'abord. Je n'oublierai donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'au- cun portrait n'a pu rendre. Il était à cette époque assez gras et blême. Il avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle était grise; il avait son chapeau à la main au moment où je le vis, et je fus comme magnétisée un instant par ce regard clair, si dur au premier moment, et tout à coup si bienveillant et si doux. Je l'ai revu d'autres fois, mais confusément, parce que j'étais moins près et qu'il passait plus vite.

J'ai vu aussi le roi de Rome enfant dans les bras de sa nourrice. 11 était à une fenêtre des Tuileries et il riait aux passants; en me voyant il se mit à rire encore plus, par l'effet sympatique que les entants produisent les uns sur les autres. Il tenait un gros bonbon dans sa petite main, et il le jeta de mon côté. Ma mère voulut le ramasser pour me le donner, mais le factionnaire qui surveillait la fenêtre ne voulut pas permettre qu'elle fît un pas au delà de la ligne qu'il gardait. La gouvernante lui lit en vain signe que le bonbon était pour moi et qu'il fallait me le donner. Cela n'entrait probablement pas dans la consigne de ce militaire et il fit la sourde oreille. Je fus très-blessée du procédé, et je m'en allai demandant à ma mère pourquoi ce soldat était si malhonnête. Elle m'ex- pliqua que son devoir était de garder ce précieux enfant et d'empêcher qu'on ne l'approchât de trop près, parce que des gens mal intentionnés pourraient lui faire du mal. Cette idée que quelqu'un pût vouloir faire du mal à un enfant me parut exorbitante ; mais à cette époque j'avais neuf ou dix ans, car le petit roi in jyartibus en avait deux tout au plus, et cette anecdote n'est qu'une digression par anticipation.