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164 HISTOIRE DE MA VIE

quelques pas avec Pierret pour voir comment je prendrais l'idée de rester seule. Mais comme la rue était à peu près déserte l'allumeuse de réverbère avait entendu notre contes- tation, et, se tournant vers moi, elle me dit d'une voix cassée : « Prenez garde à moi, c'est moi qui ramasse les » méchantes petites filles, et je les enferme dans mon ^ réverbère toute la nuit. »

11 semblait que le diable eût soufflé à cette bonne femme ridée qui pouvait le plus m'efiFrayer. Je ne me souviens pas d'avoir éprouvé une terreur pareille à ce qu'elle m'in- spira. Le réverbère avec son réflecteur étincelant, prit aussitôt à mes yeux des proportions fantastiques, et je me voyais déjà enfermée dans cette prison de cristal, consu- mée par la flamme que faisait jaillir à volonté le polichi- nelle en jupons. Je courus après ma mère en poussant des cris aigus. J'entendais rire la vieille, et le grincement du réverbère qu'elle remontait me causa un frisson nerveux, comme si je me sentais élevée au-dessus de terre et pendue avec la lanterne infernale.

Quelquefois nous prenions le bord de l'eau pour aller à Chaillot. La fumée et le bruit de la pompe à feu me causaient une épouvante dont je ressens encore l'impres- sion.

La peur est, je crois, la plus grande souffrance morale des enfants : les forcer à voir de près ou à toucher l'objet qui les effraye est un moyen de guérison que je n'approuve pas. Il faut plutôt les en éloigner et les en distraire ; car le système nerveux domine leur organisation, et quand ils ont reconnu leur erreur, ils ont éprouvé une si violente angoisse à s'y voir contraints, qu'il n'est plus temps pour eux de perdre le sentiment de la peur. Elle est devenue en eux un mal physique que leur raison est impuissante à combattre* Il en est de même des femmes nerveuses et pusillanimes. Les encourager dans leur faiblesse est un