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HISTOIRE DE MA VIE 103

promener mes doigts sur le réseau de laiton de la porte de l'alcôve qui se trouvait à côté de mon lit. Le petit son * que j'en lirais me paraissait une musique céleste, et j'en- tendais ma mère dire : « Voilà Aurore qui joue du grillage. »

Je reviens à mon polichinelle qui reposait sur le poêle, étendu sur le dos et regardant le plafond avec .ses yeux vitreux et son méchant rire. Je ne le voyais plus, mais, dans mon imagination, je le voyais encore, et je m'endor- mis très-préoccupée du genre d'existence de ce vilain être qui riait toujours et qui pouvait me suivre des yeux dans tous les coins de la chambre. La nuit, je fis un rêve épou- vantable: polichinelle s'était levé, sa bosse de devant, revêtue d'un gilet de paillon rouge, avait pris feu sur le poêle, et il courait partout, poursuivant tantôt moi, tantôt ma poupée qui fuyait éperdue, tandis qu'il nous atteignait par de longs jets de flamme. Je réveillai ma mère par mes cris. Ma sceur, qui dormait près de moi, s'avisa de ce qui me tour- mentait et porta la polichinelle dans la cuisine, en disant que c'était une vilaine poupée pour un enfant de mon âge. Je ne le revis plus. Mais l'impression imaginaire que j'avais reçue de la brûlure me resta pendant quelque temps, et, au lieu de jouer avec le feu comme jusque-là j'en avais eu la passion, la seule vue du feu me laissa une grande terreur.

Nous allions alors à Chaillot voir ma tante Lucie, qui y avait une petite maison et un jardin. J'étais paresseuse à marcher et voulais toujours me faire porter par notre an)i Pierret, pour qui, de Chaillot au boulevard, j'étais un poids assez incommode. Pour me décider à marcher le soir au retour, ma mère imagina de me dire qu'elle allait me laisser seule au milieu de la rue. C'était au coin de la rue de Chaillot et des Champs-Elysées, et il y avait une petite vieille femme qui en ce moment allumait le réver- bère. Bien persuadée qu'on ne m'abandonnerait pas, je m'arrêtai, décidée à ne point marcher, et ma mère lit