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152 HISTOIRE DE MA VIE

tient-ii essentiellement à la nature de cette faculté en moi, ou à une certaine précocité dans le sentiment de la \1e?

Peut-être sommes-nous doués tous à peu près également sous ce rapport, et peut-être n'avons-nous la noiion nette ou confuse des choses passées qu'en raison du plus ou moins d'émotion qu'elles nous ont causé ? Certaines préoc- cupations intérieures nous rendent presque indifférents à des faits qui ébranlent le monde autour de nous. 11 arrive aussi que nous nous rappelons mal ce que nous avons peu compris. L'oubli n'est peut-être que de l'inintelligence ou de l'inattention.

Quoi qu'il en soit, voici le premier souvenir de ma vie, et il date de loin. J'avais deux ans, une bonne me laissa tomber de ses bras sur l'angle d'une cheminée, j'eus peur et je fus blessée au front. Celte commotion, cet ébranle- ment du système nerveux ouvrirent mon esprit au senti- ment de la vie, et je vis nettement, je vois encore, le marbre rougeâtre de la cheminée, mon sang qui coulait, la figure égarée de ma bonne. Je me rappelle distincte- ment aussi la visite du médecin, les sangsues qu'on me mit derrière l'oreille, l'inquiétude de ma mère, et la bonne con- gédiée pour cause d'ivrognerie. Nous quittâmes la maison, et je ne sais où elle était située; je n'y suis jamais retour- née depuis; mais si elle existe encore, il me semble que je m'y reconnaîtrais.

Il n'est donc pas étonnant que je me rappelle parfaite- ment l'appartement que nous occupions rue Grange-Bate- lière un an plus tard. De là datent mes souvenirs précis et presque sans interruption. Mais depuis l'accident de la cheminée jusqu'à l'âge de trois ans, je ne me retrace qu'une suite indéterminée d'heures passées dans mon petit lit sans dormir, et remplies de la contemplation de quelque pli de rideau ou de quelque fleur au papier des chambres ;