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142 HISTOIRE DE MA VIE

envers toi les injustices de la société et de la destinée, c'est de t'assurer une existence honorable et de te mettre ? l'abri du malheur si un boulet me rencontre sur le champ de bataille. Ne te dois-je donc pas cela à toi qui as supporté si longtemps ma mauvaise fortune et quitté un palais pour une mansarde par amour pour moi ! Juge un peu mieux de moi, ma Sophie, juges-en d'après toi-même ; non, il n'est pas un instant dans ma vie où je ne pense à toi. Il n'est rien qui vaille pour moi la modeste chambre de ma chère femme. C'est là le sanctuaire de mon bonheur. Rien ne peut valoir à mes yeux ses jolis cheveux noirs, ses yeux si beaux, ses dents si blanches, sa taille si gracieuse, sa robe de percale, ses jolis pieds, ses petits souliers de pru- nelle. Je suis amoureux de tout cela comme le premier jour, et je ne désire rien de plus au monde. Mais pour pos- séder ce bonheur en toute sécurité, pour n'avoir point à lutter contre la misère avec des enfants, il faut faire au présent quelques sacrifices. Tu dis que nous serons moins heureux dans un palais que dans notre petit grenier; qu'à la paix le prince sera fait roi, et que nous serons obligés d'aller habiter ses États, où nous n'aurons plus notre obscurité, notre téle-à-tête, notre chère liberté de Paris. Il est bien probable que le prince sera roi en effet, et qu'il nous emmènera avec lui. Mais je nie que nous puissions n'être pas heureux là où nous serons ensemble, ni que rien puisse gêner désormais un amour que le ma- riage a consacre. Que tu es bête, ma pauvre femme, de croire que je t'aimerai moins parce que je vivrai dans le luxe et la dorure ! Et que tu es gentille en même temps de mépriser tout cela ! Mais, moi aussi, je déteste les gran- deurs et les vanités, et l'ennui de ces plaisirs-là me ronge quand j'y suis. Tu le sais bien. Tu sais bien avec quel em- pressement je m'y dérobe pour être tranquille avec toi dans un petit coin. C'est pour mon petit coin que je travaille,