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HISTOIRE DE MA VIE 129

LETTRE III

DE MON PÈRE A MA MÈRE

Vienne, 30 brumaire an XIV.

Ma femme, ma chère femme, ce jour est le plus beau de rua vie. Dévoré d'inquiétude, excédé de fatigue, j'arrive à Vienne avec la division. Je ne sais si tu m'aimes, si tu te portes bien, si mon Aurore est triste ou joyeuse, si ma femme est toujours ma Sophie. Je cours à la poste, mon cœur bat d'espérance et de crainte. Je trouve une lettre de toi; je l'ouvre avec transport, je tremble de bonheur en lisant les douces expressions de ta tendresse. Oh oui ! chère femme, c'est pour la vie que je suis à toi, rien au monde ne peut altérer l'ardent amour que je te porte, et tant que tu le partageras, je défierai le sort, la fortune et les ridicules injustices. J'avais grand besoin de lire une lettre de ma femme pour me faire supporter l'ennui de mon existence.

Après m'étre battu en bon soldat, avoir exposé cent fois ma vie pour le succès de nos armes, avoir vu périr à mes côtés mes plus chers amis, j'ai eu le chagrin de voir nos plus brillants exploits ignorés, défigurés, obscurcis par la valetaille militaire. Je m'entends et tu dois m'enlendre et reconnaître les courtisans. Sans cesse à la tête dos régi- ments de notre division, j'ai vu que le courage et l'intrépidité étaient des qualités inutiles, et que la faveur seule distri- buait ses lauriers. Enfin nous étions six mille il y a doux mois, nous ne sommes plus que trois mille aujourd'hui. Pour notre part, nous avons pris cinq drapeaux à l'ennemi, dont deux aux Russes; nous avons fait cinq mille prison- niers, tué deux mille hommes, pris quatre pièces de ca-