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HISTOIRE DE MA VIE 117

ongles, elle se croyait plus noble que tous les patriciens et les aristocrates de la terre. Elle avait coutume de dire que ceux de sa race avaient le sang plus rouge et les veines plus larges que les autres, ce que je croirais assez, car si l'énergie morale et physique constitue en réalité l'excel- lence des races, on ne saurait nier que cette énergie ne soit condamnée à diminuer dans celles qui perdent l'habi- tude du travail et le courage de la souffrance. Cet apho- risme ne serait certainement pas sans exception, et l'on peut ajouter que l'excès du travail et de la souffrance énervent l'organisation tout aussi bien que l'excès de la mollesse et de l'oisiveté. Mais il est certain, en général, que la vie part du bas de la société et se perd à mesure qu'elle monte au sommet, comme la sève dans les plantes. Ma mère n'était point de ces intrigantes hardies, dont la passion secrète est de lutter contre les préjugés de leur temps, et qui croient se grandir en s'accrochant, au risque de mille affronts, à la fausse grandeur du monde. Elle était mille fois trop fière pour s'exposer même à des froi- deurs. Son attitude était si réservée qu'elle semblait timide; mais si on essayait de l'encourager par dos airs protecteurs, elle devenait plus que réservée, elle se montrait froide et taciturne. Son maintien était excellent avec les personnes qui lui inspiraient un respect fondé ; elle était alors pré- venante et charmante; mais son véritable naturel était enjoiié, taquin, actif, et par-dessus tout ennemi de la con- trainte. Les grands dîners, les longues soirées, les visites banales, le bal même, lui étaient odieux. C'était la femme du coin du feu ou de la promenade rapide et folâtre; mais, dans son intérieur, comme dans ses courses, il lui fallait l'intimité, la confiance, des relations d'une sincérité com- plète, la liberté absolue de ses habitudes et de l'emploi de son temps. Elle vécut donc toujours retirée, et plus soi- gneuse de s'abstenir de connaissances gênantes que jalouse II, 7.