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III

Une anecdote sur J.-J. Rousseau. — Maurice Dupin, mon père. — Deschartres, mon precepteur. — La tête du curé. — Le liberalisme d’avant la révolution. — La visite domiciliaire. — Incarcération. — Dévoûment de Deschartres et de mon père. — Nérina.


Puisque j’ai parlé de Jean-Jacques Rousseau et de mon grand-père, je placerai ici une anecdote gracieuse que je trouve dans les papiers de ma grand’mère Aurore Dupin de Francueil.

« Je ne l’ai vu qu’une seule fois (elle parle de Jean-Jacques) et je n’ai garde de l’oublier jamais. Il vivoit déjà sauvage et retiré, atteint de cette misanthropie qui fut trop cruellement raillée par ses amis paresseux ou frivoles.

« Depuis mon mariage, je ne cessois de tourmenter M. de Francueil pour qu’il me le fit voir : et ce n’étoit pas bien aisé. Il alla plusieurs fois sans pouvoir être reçu. Enfin, un jour il le trouva jetant du pain sur sa fenêtre à des moineaux. Sa tristesse étoit si grande qu’il lui dit en les voyant s’envoler : « Les voilà repus. Savez vous ce qu’ils vont faire ? Ils s’en vont au plus haut des toits pour dire du mal de moi, et que mon pain ne vaut rien. »

« Avant que je visse Rousseau, je venois de lire tout d’une haleine la Nouvelle Héloïse, et, aux dernières pages, je me sentis si bouleversée que je pleurois à sanglots. M. de Francueil m’en plaisantoit doucement. J’en voulois plaisanter moi-même : mais ce jour-là, depuis le matin jusqu’au soir, je ne fis que pleurer. Je ne pouvois penser