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HISTOIRE DE MA VIE

trait de lutte, aucun besoin d’expansion qui me porte à parler de mon présent ou de mon passé.

Mais j’ai dit que je regardais comme un devoir de le faire, et voici pourquoi :

Beaucoup d’êtres humains vivent sans se rendre un compte sérieux de leur existence, sans comprendre et presque sans chercher quelles sont les vues de Dieu à leur égard, par rapport à leur individualité aussi bien que par rapport à la société dont ils font partie. Ils passent parmi nous sans se révéler, parce qu’ils végètent sans se connaître, et, bien que leur destinée, si mal développée qu’elle soit, ait toujours son genre d’utilité ou de nécessité conforme aux vues de la Providence, il est fatalement certain que la manifestation de leur vie reste incomplète et moralement inféconde pour le reste des hommes.

La source la plus vivante et la plus religieuse du progrès de l’esprit humain, c’est, pour parler la langue de mon temps, la notion de solidarité[1]. Les hommes de tous les temps l’ont senti instinctivement ou distinctement, et toutes les fois qu’un individu s’est trouvé investi du don plus ou moins développé de manifester sa propre vie, il a été entraîné à cette manifestation par le désir de ses proches ou par une voix intérieure non moins puissante. Il lui a semblé alors remplir une obligation, et c’en était une, en effet, soit qu’il eût à raconter les événements historiques dont il avait été le témoin, soit qu’il eût fréquenté d’importantes individualités, soit enfin qu’il eût voyagé et apprécié les hommes et les choses extérieures à un point de vue quelconque.

Il y a encore un genre de travail personnel qui a été plus rarement accompli, et qui, selon moi, a une utilité tout aussi grande, c’est celui qui consiste à raconter la vie

  1. On eût dit sensibilité au siècle dernier, charité antérieurement, fraternité il y a cinquante ans.