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pensa leur attirer de nouveaux malheurs. Le bateau se trouva plein de gens du peuple qui remarquèrent la blancheur du teint et des mains de ma grand’mère. Un brave volontaire de la république en fit tout haut la remarque. « Voilà, dit-il, une petite maman de bonne mine qui n’a pas travaillé souvent. » Deschartres, ombrageux et malhabile à se contenir, lui répondit par un Qu’est-ce que cela te fait ? qui fut mal accueilli. En même temps une des femmes du bateau mit la main sur un paquet bleu, qui sortait de la poche de Deschartres et l’élevant en l’air : « Voilà ! dit-elle, ce sont des aristocrates qui s’enfuient : si c’étaient des gens comme nous, ils ne brûleraient pas de la cire. » Et une autre continuant lestement l’inventaire des poches du pauvre pédagogue, y saisit un rouleau d’eau de Cologne, qui attira aux deux fugitifs une grêle de quolibets inquiétants.

Ce bon Deschartres, qui, malgré sa rudesse, était rempli d’attentions délicates, trop délicates dans la circonstance, avait cru faire merveille en se précautionnant pour ma grand’mère, et à son insu, de ces petites recherches de la civilisation qu’elle n’aurait point trouvées alors à Passy, ou qu’elle n’eût pu s’y procurer sans donner l’éveil aux voisins.

Il maudit son inspiration en voyant qu’elle allait devenir funeste à l’objet de ses soins ; mais incapable de temporiser, il se leva au milieu du bateau, grossissant sa voix, montrant les poings et menaçant de jeter dans la rivière quiconque insulterait sa commère. Les hommes ne firent que rire de ses bravades, mais le batelier lui dit d’un ton dogmatique : « Nous éclaircirons cette affaire-là au débarqué, » et les femmes de crier bravo et de menacer avec énergie les aristocrates déguisés.

Déjà le gouvernement révolutionnaire se relâchait ouvertement du rigoureux système de la veille ; mais le peuple