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par sa conduite. Hâtons-nous de dire seulement en trois mots que Richard était aussi ardent que romanesque, qu’il avait beaucoup d’orgueil, l’orgueil du bien et du beau, mais que la force de son caractère n’était pas toujours à la hauteur de l’idée qu’il s’en était faite, et qu’en voulant s’élever sans cesse au-dessus de la nature humaine, il caressait un rêve généreux, mais peut-être irréalisable en amour.

Il se leva de bonne heure et se promena au bord du golfe, en proie à des pensées de suicide, dont le détourna cependant une sorte de mépris pour Thérèse ; puis la fatigue d’une nuit d’agitations reprit ses droits et lui donna les conseils de la raison. Thérèse était femme, et il n’eût pas dû la soumettre à une épreuve dangereuse. Eh bien, puisqu’il en était ainsi, puisque Thérèse, placée si haut dans son estime, avait été vaincue par une passion déplorable après des promesses sacrées, il ne fallait plus croire à aucune femme, et aucune femme ne méritait le sacrifice de la vie d’un galant homme. Palmer en était là, lorsqu’il vit aborder près du lieu où il se trouvait un élégant canot noir, monté par un officier de marine. Les huit rameurs qui faisaient rapidement glisser la longue et mince embarcation sur le flot tranquille relevèrent leurs rames blanches en signe de respect avec une précision militaire ; l’officier mit pied à terre et se dirigea vers Richard, qu’il avait reconnu de loin.

C’était le capitaine Lawson, commandant la frégate américaine l’Union, en station depuis un an dans le golfe. On sait que les puissances maritimes envoient stationner, pour plusieurs mois ou plusieurs années, des navires destinés à protéger leurs relations commerciales dans les différents parages du globe.

Lawson était l’ami d’enfance de Palmer, qui avait donné à Thérèse une lettre de recommandation pour lui, dans le cas où elle voudrait visiter le navire en parcourant la rade.

Palmer pensa que Lawson allait lui parler d’elle, mais il n’en fut rien. Il n’avait reçu aucune lettre, il n’avait vu personne venant de sa part. Il l’emmena déjeuner à son bord et Richard se laissa faire. L’Union quittait la station à la fin du printemps ; Palmer caressa l’idée de profiter de l’occasion pour retourner en Amérique. Tout lui semblait rompu entre Thérèse et lui ; pourtant il résolut de rester à la Spezzia, la vue de la mer ayant toujours eu sur lui une influence fortifiante dans les moments difficiles de sa vie.

Il y était depuis trois jours, habitant le navire américain beaucoup plus que l’hôtel de la Croix de Malte, s’efforçant de reprendre goût aux études sur la navigation, qui avaient rempli la majeure partie de sa vie, lorsqu’un jeune enseigne raconta un matin à déjeuner, moitié riant, moitié soupirant, qu’il était tombé amoureux depuis la veille, et que l’objet de sa passion était un problème sur lequel il voudrait avoir l’avis d’un homme du monde comme M. Palmer.

C’était une femme qui paraissait avoir de vingt-cinq à trente ans. Il ne l’avait vue qu’à une fenêtre où elle était assise, faisant de la dentelle. La grosse dentelle de coton est l’ouvrage des femmes du peuple sur toute la côte génoise. C’était autrefois une branche de commerce que les métiers ont minée, mais qui sert encore d’occupation et de petit profit aux femmes et aux filles du littoral. Donc, celle dont le jeune enseigne était épris appartenait à la classe des artisanes, non-seulement par ce genre de travail, mais encore par la pauvreté du gîte où il l’avait aperçue. Cependant la coupe de sa robe noire et la distinction de ses traits lui causaient du doute. Elle avait des cheveux ondés qui n’étaient ni bruns ni blonds, des yeux rêveurs, un teint pâle. Elle avait très-bien vu que, de l’auberge où il s’était réfugié contre la pluie, le jeune officier la contemplait avec curiosité. Elle n’avait daigné ni l’encourager, ni se soustraire à ses regards. Elle lui avait offert l’image désespérante de l’indifférence personnifiée.

Le jeune marin raconta encore qu’il avait interrogé l’aubergiste de Porto Venere. Celle-ci lui avait répondu que l’étrangère était là depuis trois jours, chez une vieille femme de l’endroit qui la faisait passer pour sa nièce et qui mentait probablement, car c’était une vieille intrigante qui louait une mauvaise chambre au détriment de l’auberge attitrée et patentée, et qui se mêlait d’attirer et de nourrir les voyageurs apparemment, mais qui devait les nourrir bien mal, car elle n’avait rien, et, pour ce, méritait le mépris des gens établis et des voyageurs qui se respectent.

En raison de ce discours, le jeune enseigne n’avait rien eu de plus pressé que