Page:Sand - Elle et Lui.djvu/93

Cette page n’a pas encore été corrigée

pleurée, et si mademoiselle Jacques n’eût pas mieux fait de vous pardonner une infidélité que de vous renvoyer désolé comme vous voilà. Pour une mère, je la trouve dure et vindicative !

— C’est que vous ne savez pas combien j’ai été coupable et absurde. Une infidélité ! elle me l’eût pardonnée, j’en suis sûr ; mais des injures, des reproches… pis que cela, Vérac ! je lui ai dit le mot qu’une femme qui se respecte ne peut pas oublier : Vous m’ennuyez !

— Oui, le mot est dur, surtout quand il est vrai. Mais s’il ne l’était pas ? si c’était un simple moment d’humeur ?

— Non ! c’était de la lassitude morale. Je n’aimais plus ! Ou, tenez, c’était pis ; je n’ai jamais pu l’aimer quand elle était à moi. Retenez cela, Vérac, riez si bon vous semble, mais retenez-le pour votre gouverne. Il est fort possible qu’un beau matin vous vous réveilliez harassé de faux plaisirs et violemment épris d’une femme honnête. Cela peut vous arriver tout comme à moi, car je ne vous crois pas plus débauché que je ne l’ai été. Eh bien, quand vous aurez vaincu la résistance de cette femme, il vous arrivera probablement ce qui m’est arrivé : c’est qu’ayant pris la funeste habitude de faire l’amour avec des femmes que l’on méprise, vous soyez condamné à retomber dans ces besoins de liberté farouche dont l’amour élevé a horreur. Alors vous vous sentirez comme un animal sauvage dompté par un enfant et toujours prêt à le dévorer pour rompre sa chaîne. Et, un jour que vous aurez tué le faible gardien, vous vous enfuirez tout seul, rugissant de joie et secouant la crinière ; mais alors… alors les bêtes du désert vous feront peur, et, pour avoir connu la cage, vous n’aimerez plus la liberté. Si peu et si mal que votre cœur eût accepté le lien, il le regrettera dès qu’il l’aura brisé, et il se trouvera saisi de l’horreur de la solitude, sans pouvoir faire un choix entre l’amour et le libertinage. C’est là un mal que vous ne connaissez pas encore. Que Dieu vous préserve de le connaître ! Et, en attendant, moquez-vous comme je faisais, moi ! Cela n’empêchera pas votre jour de venir, si la débauche n’a pas encore fait de vous un cadavre !

M. de Vérac laissa couler en souriant ce torrent d’idéal qu’il écoutait comme une cavatine bien chantée au Théâtre-Italien. Laurent était sincère à coup sûr ; mais peut-être son auditeur avait-il raison de ne pas attacher trop d’importance à son désespoir.




IX


Quand Thérèse eut perdu de vue le Ferruccio, il faisait nuit. Elle avait renvoyé la barque qu’elle avait prise le matin et payée d’avance à la Spezzia. Au moment où le batelier l’avait ramenée du bateau à vapeur à Porto-Venere, elle avait remarqué qu’il était ivre ; elle avait craint de revenir seule avec cet homme, et, comptant trouver quelque autre barque sur cette côte, elle l’avait congédié.

Mais, quand elle songea au retour, elle s’avisa du dénûment absolu où elle se trouvait. Rien n’était plus simple pourtant que de retourner à l’hôtel de la Croix de Malte, à la Spezzia, où elle était descendue la veille avec Laurent, d’y faire payer le bateau qui l’y conduirait, et d’attendre là l’arrivée de Palmer ; mais cette idée de n’avoir pas une obole et d’être forcée de devoir à Palmer son déjeuner du lendemain lui causa une répugnance, puérile peut-être, mais insurmontable, dans les termes où elle se trouvait avec lui. À cette répugnance se joignait une inquiétude assez vive sur les causes de sa conduite avec elle. Elle avait remarqué la tristesse déchirante de son regard lorsqu’elle était partie de Florence. Elle ne pouvait s’empêcher de croire qu’un obstacle à leur mariage s’était élevé tout à coup, et elle voyait dans ce mariage tant d’inconvénients réels pour Palmer, qu’elle jugeait ne devoir pas essayer de lutter contre l’obstacle, de quelque part qu’il pût venir. Thérèse obéit à une solution toute d’instinct, qui était de rester jusqu’à nouvel ordre à Porto-Venere. Elle avait, dans le petit paquet qu’elle avait pris à tout hasard avec elle, de quoi passer, n’importe où, quatre ou cinq jours. En fait de bijoux, elle avait une montre et une chaîne d’or ; c’était un gage qu’elle pouvait laisser jusqu’à ce qu’elle eût reçu l’argent de son travail, qui devait être arrivé à Gênes sous forme de mandat sur un banquier. Elle avait chargé Vicentino de prendre ses lettres à la poste restante de Gênes et de les lui envoyer à la Spezzia.

Il s’agissait de passer la nuit quelque part, et l’aspect de Porto-Venere n’était pas engageant. Ces hautes maisons qui plongent, du côté de la passe de mer,