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beau marbre noir veiné de jaune d’or, Laurent voulut gravir la pente rapide de l’île pour regarder de haut la pleine mer, et il s’avança, sous un bois de pins assez peu praticable, jusqu’à une corniche de lichens où il se vit tout à coup comme perdu dans l’espace. Le rocher surplombait la mer, qui avait rongé sa base et qui s’y brisait avec un bruit formidable. Laurent, qui ne croyait pas cette côte si escarpée, fut saisi d’un tel vertige, que, sans Thérèse, qui l’avait suivi et qui le contraignit de glisser tout de son long en arrière, il se serait laissé tomber dans le gouffre.

En ce moment, elle le vit pris de terreur et l’œil hagard, comme elle l’avait vu dans la forêt de ***

— Qu’est-ce donc ? lui dit-elle. Voyons, est-ce encore un rêve ?

— Non ! non ! s’écria-t-il en se relevant et en s’attachant à elle comme s’il eût cru se retenir à une force immuable ; ce n’est plus le rêve, c’est la réalité ! C’est la mer, l’affreuse mer qui va m’emporter tout à l’heure ! c’est l’image de la vie où je vais retomber ! c’est l’abîme qui va se creuser entre nous ! c’est le bruit monotone, infatigable, odieux que j’allais écouter la nuit dans la rade de Gênes, et qui me hurlait le blasphème aux oreilles ! c’est cette houle brutale que je m’exerçais à dompter dans une barque, et qui me portait fatalement vers un abîme plus profond et plus implacable encore que celui des eaux ! Thérèse, Thérèse, sais-tu ce que tu fais en me jetant en proie à ce monstre qui est là, et qui ouvre déjà sa gueule hideuse pour dévorer ton pauvre enfant ?

— Laurent ! lui dit-elle en lui secouant le bras, Laurent, m’entends-tu ?

Il parut s’éveiller dans un autre monde en reconnaissant la voix de Thérèse ; car, en l’interpellant, il s’était cru seul ; et il se retourna avec surprise en voyant que l’arbre auquel il se cramponnait n’était autre chose que le bras tremblant et fatigué de son amie.

— Pardon ! pardon ! lui dit-il, c’est un dernier accès, ce n’est rien. Partons !

Et il descendit précipitamment le versant qu’il avait monté avec elle.

Le Ferruccio arrivait à toute vapeur du fond de la Spezzia.

— Mon Dieu, le voilà ! dit-il. Qu’il va vite ! s’il pouvait sombrer avant d’être ici !

— Laurent ! reprit Thérèse d’un ton sévère.

— Oui, oui, ne crains rien, mon amie, me voilà tranquille. Ne sais-tu pas qu’à présent il suffit d’un regard de toi pour que j’obéisse avec joie ? Allons, la barque ! Allons, c’en est fait ! Je suis calme, je suis content ! Donne-moi ta main, Thérèse.