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où elle le voyait l’effrayait d’autant plus.

Grâce à l’obstination de Laurent, ils se perdirent dans la forêt, marchèrent pendant quatre heures, et ne rentrèrent qu’au point du jour. La marche dans le sable fin et lourd de la forêt est très-pénible. Thérèse ne pouvait plus se traîner, et Laurent, que ce violent exercice ranimait, ne songeait point à ralentir le pas par égard pour elle. Il allait devant, prétendant toujours découvrir la bonne voie, lui demandant de temps à autre si elle était lasse, et ne devinant pas qu’en répondant : « Non, » elle voulait lui ôter le regret d’être cause de cette mésaventure.

Le lendemain, Laurent n’y songeait plus ; il avait été pourtant rudement secoué par cette crise étrange ; mais c’est le propre des tempéraments nerveux à l’excès de se remettre comme par magie. Thérèse eut même l’occasion de remarquer qu’au lendemain de ces épreuves terribles, c’est elle qui se trouvait brisée, tandis qu’il semblait avoir pris une force nouvelle.

Elle n’avait pas dormi, s’attendant à le voir envahi par quelque grave maladie ; mais il prit un bain et se sentit très-dispos pour recommencer la promenade. Il paraissait avoir oublié combien cette veillée avait été fâcheuse pour la lune de miel. La triste impression s’effaça vite chez Thérèse. Revenue à Paris, elle crut que rien n’était changé entre eux ; mais, le soir même, Laurent eut le caprice de faire la charge de Thérèse avec la sienne, errant tous deux au clair de lune dans la forêt, lui avec son air effaré et distrait, elle avec sa robe déchirée et le corps brisé de fatigue. Les artistes sont tellement habitués à faire la charge les uns des autres, que Thérèse s’amusa de la sienne ; mais, bien qu’elle eût aussi de la facilité et de l’esprit au bout de son crayon, elle n’eût voulu pour rien au monde faire celle de Laurent, et, quand elle le vit esquisser dans un sens comique cette scène nocturne qui l’avait torturée, elle en eut du chagrin. Il lui semblait que certaines douleurs de l’âme ne peuvent jamais avoir de côté risible.

Laurent, au lieu de comprendre, tourna la chose avec plus d’ironie encore. Il écrivit sous sa figure : Perdu dans la forêt et dans l’esprit de sa maîtresse, et sous la figure de Thérèse : Le cœur aussi déchiré que la robe. La composition fut intitulée : Lune de miel dans un cimetière. Thérèse s’efforça de sourire ; elle loua le dessin, qui, malgré sa bouffonnerie, sentait la main du maître, et ne fit aucune réflexion sur le triste choix du sujet. Elle eut tort, elle eût mieux fait, dès le commencement, d’exiger que Laurent ne laissât pas courir sa gaieté au hasard, en grosses bottes. Elle se laissa marcher sur les pieds parce qu’elle eut peur qu’il ne fût encore malade et pris de délire au milieu de sa lugubre plaisanterie.

Deux ou trois autres faits de ce genre l’ayant avertie, elle se demanda si la vie douce et réglée qu’elle voulait donner à son ami était réellement l’hygiène qui convenait à cette organisation exceptionnelle. Elle lui avait dit :

— Tu t’ennuieras quelquefois peut-être ; mais l’ennui repose du vertige, et,

quand la santé morale sera bien revenue, tu t’amuseras de peu et tu connaîtras la véritable gaieté.

Les choses tournaient en sens contraire. Laurent n’avouait pas son ennui, mais il lui était impossible de le supporter, et il l’exhalait en caprices amers et bizarres. Il s’était fait une vie de hauts et de bas perpétuels. Les brusques transitions de la rêverie à l’exaltation et de la nonchalance absolue aux excès bruyants étaient devenues un état normal dont il ne pouvait plus se passer. Le bonheur délicieusement savouré pendant quelques jours arrivait à l’irriter comme la vue de la mer par un calme plat.

— Tu es heureuse, disait-il à Thérèse, de te réveiller tous les matins avec le cœur à la même place. Moi, je perds le mien en dormant. C’est comme le bonnet de nuit que ma bonne me mettait quand j’étais enfant : elle le retrouvait tantôt à mes pieds, tantôt par terre.

Thérèse se dit que la sérénité ne pouvait venir tout d’un coup à cette âme troublée et qu’il fallait l’y habituer par degrés. Pour cela, il ne fallait pas l’empêcher de retourner quelquefois à la vie active : mais que faire pour que cette activité ne fût pas une souillure, un coup mortel porté à leur idéal ? Thérèse ne pouvait pas être jalouse des maîtresses que Laurent avait eues ; mais elle ne comprenait pas comment elle pourrait l’embrasser au front le lendemain d’une orgie. Il fallait donc, puisque le travail qu’il avait repris