d’un coup de foudre. Son amour ressemblait si peu à celui de Laurent, qu’elle s’imaginait ne pas l’aimer d’amour, surtout en relisant les expressions dont il se servait. Il n’y avait pas d’ivresse dans le cœur de Thérèse, ou, s’il y en avait, elle y était entrée goutte à goutte, si lentement, qu’elle ne s’en apercevait pas et se croyait aussi maîtresse d’elle-même que le premier jour. Le mot de passion la révoltait.
— Des passions, à moi ! se disait-elle. Il croit donc que je ne sais pas ce que c’est, et que je veux retourner à ce breuvage empoisonné ! Que lui ai-je fait, moi qui lui ai donné tant de tendresse et de soins, pour qu’il me propose, en guise de remercîment, le désespoir, la fièvre et la mort ?… Après tout, pensait-elle, ce n’est pas sa faute, à ce malheureux esprit ! Il ne sait ce qu’il veut, ni ce qu’il demande. Il cherche l’amour comme la pierre philosophale, à laquelle on s’efforce d’autant plus de croire qu’on ne peut la saisir. Il croit que je l’ai, et que je m’amuse à la lui refuser ! Dans tout ce qu’il pense, il y a toujours un peu de délire. Comment le calmer et le détacher d’une fantaisie qui arrive à le rendre malheureux ?
« C’est ma faute, il a quelque raison de le dire. En voulant l’éloigner de la débauche, je l’ai trop habitué à un attachement honnête ; mais il est homme et il trouve notre affection incomplète. Pourquoi m’a-t-il trompée ? pourquoi m’a-t-il fait croire qu’il était tranquille auprès de moi ? Que ferai-je, moi, pour réparer la niaiserie de mon inexpérience ? Je n’ai pas été assez de mon sexe dans le sens de la présomption. Je n’ai pas su qu’une femme, si tiède et si lasse qu’elle soit de la vie, peut toujours troubler la cervelle d’un homme. J’aurais dû me croire séduisante et dangereuse comme il me l’avait dit une fois, et deviner qu’il ne se démentait sur ce point que pour me tranquilliser. C’est donc un mal, ce ne peut donc être un tort que de ne pas avoir les instincts de la coquetterie ?
Et puis Thérèse, fouillant dans ses souvenirs, se rappelait avoir eu ces instincts de réserve et de méfiance pour se préserver des désirs d’autres hommes qui ne lui plaisaient pas : avec Laurent, elle ne les avait pas eus, parce qu’elle l’estimait dans son amitié pour elle, parce qu’elle ne pouvait pas croire qu’il chercherait à la tromper, et aussi, il faut bien le dire, parce qu’elle l’aimait plus que tout autre. Seule, dans son atelier, elle allait et venait, en proie à un malaise douloureux, tantôt regardant cette fatale lettre qu’elle avait posée sur une table comme n’en sachant que faire, et ne se décidant ni à la rouvrir ni à la détruire, tantôt regardant son travail interrompu sur le chevalet. Elle travaillait justement avec entrain et plaisir au moment où on lui avait apporté cette lettre, c’est-à-dire ce doute, ce trouble, ces étonnements et ces craintes. C’était comme un mirage qui faisait revenir sur son horizon nu et paisible tous les spectres de ses anciens malheurs. Chaque mot écrit sur ce papier était comme un chant de mort déjà entendu dans le passé, comme une prophétie de malheurs nouveaux.
Elle essaya de se rasséréner en se remettant à peindre. C’était pour elle le grand remède à toutes les petites agitations de la vie extérieure : mais il fut impuissant ce jour-là : l’effroi que cette passion lui inspirait l’atteignait dans le sanctuaire le plus pur et le plus intime de sa vie présente.
— Deux bonheurs troublés ou détruits, se dit-elle en jetant son pinceau et en regardant la lettre : le travail et l’amitié.
Elle passa le reste de la journée sans rien résoudre. Elle ne voyait qu’un point net dans son esprit, la résolution de dire non ; mais elle voulait que ce fût non, et ne tenait pas à le signifier au plus vite avec cette rudesse ombrageuse des femmes qui craignent de succomber, si elles ne se hâtent de barricader la porte. La manière de dire ce non sans appel, qui ne devait laisser aucune espérance, et qui pourtant ne devait pas mettre un fer rouge sur le doux souvenir de l’amitié, était pour elle un problème difficile et amer. Ce souvenir-là, c’était son propre amour ; quand on a un mort chéri à ensevelir, on ne se décide pas sans douleur à lui jeter un drap blanc sur la face, et à le pousser dans la fosse commune. On voudrait l’embaumer dans une tombe choisie que l’on regarderait de temps en temps, en priant pour l’âme de celui qu’elle renferme.
Elle arriva à la nuit sans avoir trouvé d’expédient pour se refuser sans trop faire souffrir. Catherine, qui la vit mal dîner, lui demanda avec inquiétude si elle était malade.
— Non, répondit-elle, je suis préoccupée.
— Ah ! vous travaillez trop, reprit la bonne vieille, vous ne pensez pas à vivre.