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— Attendez, dit Laurent très-ému : ce comte de *** est-il toujours vivant ?

— Malheureusement, oui. Ces hommes qui font le désespoir des autres se portent toujours bien et échappent à tous les dangers. Ils ne donnent même jamais leur démission ; car celui-ci a eu dernièrement la présomption de m’envoyer pour Thérèse une lettre que je lui ai remise sous vos yeux, et dont elle fait le cas que cela mérite.

Laurent avait songé à épouser Thérèse en écoutant le récit de M. Palmer. Ce récit l’avait bouleversé. Les inflexions monotones, l’accent prononcé, et quelques bizarres inversions de Palmer que nous avons jugé inutile de reproduire, lui avaient donné, dans l’imagination vive de son auditeur, je ne sais quoi d’étrange et de terrible comme la destinée de Thérèse. Cette fille sans parents, cette mère sans enfant, cette femme sans mari, n’était-elle pas vouée à un malheur exceptionnel ? Quelles tristes notions n’avait-elle pas dû garder de l’amour et de la vie ! Le sphinx reparaissait devant les yeux éblouis de Laurent. Thérèse dévoilée lui paraissait plus mystérieuse que jamais : s’était-elle jamais consolée, ou pouvait-elle l’être un seul instant ?

Il embrassa Palmer avec effusion, lui jura qu’il aimait Thérèse, et que, s’il parvenait jamais à être aimé d’elle, il se rappellerait à toutes les heures de sa vie l’heure qui venait de s’écouler et le récit qu’il venait d’entendre. Puis, lui ayant promis de ne pas faire semblant de savoir l’histoire de mademoiselle Jacques, il rentra chez lui et écrivit :

« Thérèse, ne croyez pas un mot de tout ce que je vous dis depuis deux mois. Ne croyez pas non plus ce que je vous ai dit, quand vous avez eu peur de me voir amoureux de vous. Je ne suis pas amoureux, ce n’est pas cela : je vous aime éperdument. C’est absurde, c’est insensé, c’est misérable ; mais, moi qui croyais ne devoir et ne pouvoir jamais dire ou écrire à une femme ce mot-là : Je vous aime ! je le trouve encore trop froid et trop retenu aujourd’hui de moi à vous. Je ne peux plus vivre avec ce secret qui m’étouffe, et que vous ne voulez pas deviner. J’ai voulu cent fois vous quitter, m’en aller au bout du monde, vous oublier. Au bout d’une heure, je suis à votre porte et bien souvent, la nuit, dévoré de jalousie, et presque furieux contre moi-même, je demande à Dieu de me délivrer de mon mal en faisant