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L’Américain, après avoir salué Thérèse, avait ouvert son portefeuille et cherché une lettre qu’il était chargé de lui remettre. Thérèse parcourut cette lettre d’un air impassible, sans faire la moindre réflexion.

— Si voulez répondre, dit Palmer, j’ai une occasion pour La Havane.

— Merci, répondit Thérèse en ouvrant le tiroir d’un petit meuble qui était sous sa main, je ne répondrai pas.

Laurent, qui suivait tous ses mouvements, la vit mettre cette lettre avec plusieurs autres, dont l’une, par la forme et la suscription, lui sauta pour ainsi dire aux yeux. C’était celle qu’il avait écrite à Thérèse l’avant-veille. Je ne sais pourquoi il fut choqué intérieurement de voir cette lettre en compagnie de celle que venait de remettre M. Palmer.

— Elle me laisse là, dit-il, pêle-mêle avec ses amants évincés. Je n’ai pourtant pas droit à cet honneur. Je ne lui ai jamais parlé d’amour.

Thérèse se mit à parler du portrait de M. Palmer. Laurent se fit prier, épiant les moindres regards et les moindres inflexions de voix de ses interlocuteurs, et s’imaginant à chaque instant découvrir en eux une crainte secrète de le voir céder ; mais leur insistance était de si bonne foi, qu’il s’apaisa et se reprocha ses soupçons. Si Thérèse avait des relations avec cet étranger, libre et seule comme elle vivait, ne paraissant devoir rien à personne, et ne s’occupant jamais de ce que l’on pouvait dire d’elle, avait-elle besoin du prétexte d’un portrait pour recevoir souvent et longtemps l’objet de son amour ou de sa fantaisie ?

Dès qu’il se sentit calmé, Laurent ne se sentit plus retenu par la honte de manifester sa curiosité.

— Vous êtes donc Américaine ? dit-il à Thérèse, qui de temps en temps traduisait à M. Palmer, en anglais, les répliques qu’il n’entendait pas bien.

— Moi ? répondit Thérèse ; ne vous ai-je pas dit que j’avais l’honneur d’être votre compatriote ?

— C’est que vous parlez si bien l’anglais !

— Vous ne savez pas si je le parle bien, puisque vous ne l’entendez pas. Mais je vois ce que c’est, car je vous sais curieux. Vous demandez si c’est d’hier ou d’il y a longtemps que je connais Dick Palmer. Eh bien, demandez-le à lui-même.

Palmer n’attendit pas une question que Laurent ne se fut pas volontiers décidé à lui faire. Il répondit que ce n’était pas la première fois qu’il venait en France et qu’il avait connu Thérèse toute jeune, chez ses parents. Il ne fut pas dit quels parents. Thérèse avait coutume de dire qu’elle n’avait jamais connu ni son père ni sa mère.

Le passé de mademoiselle Jacques était un mystère impénétrable pour les gens du monde qui allaient se faire peindre par elle et pour le petit nombre d’artistes qu’elle recevait en particulier. Elle était venue à Paris on ne sait d’où, on ne savait quand, on ne savait avec qui. Elle était connue depuis deux ou trois ans seulement, un portrait qu’elle avait fait ayant été remarqué chez des gens de goût et signalé tout à coup comme une œuvre de maître. C’est ainsi que, d’une clientèle et d’une existence pauvres et obscures, elle avait passé brusquement à une réputation de premier ordre et une existence aisée ; mais elle n’avait rien changé à ses goûts tranquilles, à son amour de l’indépendance et à l’austérité enjouée de ses manières. Elle ne posait en rien et ne parlait jamais d’elle-même que pour dire ses opinions et ses sentiments avec beaucoup de franchise et de courage. Quant aux faits de sa vie, elle avait une manière d’éluder les questions et de passer à côté qui la dispensait de répondre. Si on trouvait moyen d’insister, elle avait coutume de dire après quelques mots vagues :

— Il ne s’agit pas de moi. Je n’ai rien d’intéressant à raconter, et, si j’ai eu des chagrins, je ne m’en souviens plus, n’ayant plus le temps d’y penser. Je suis très-heureuse à présent, puisque j’ai du travail et que j’aime le travail par-dessus tout.

C’est par hasard, et à la suite de relations d’artiste à artiste dans la même partie, que Laurent avait fait connaissance avec mademoiselle Jacques. Lancé comme gentilhomme et comme artiste éminent dans un double monde, M. Fauvel avait, à vingt-quatre ans, l’expérience des faits que l’on n’a pas toujours à quarante. Il s’en piquait et s’en affligeait tour à tour ; mais il n’avait nullement l’expérience du cœur, qui ne s’acquiert pas dans le désordre. Grâce au scepticisme qu’il affichait, il avait donc commencé par