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alla regarder par la lucarne de l’escalier qui donnait au-dessus de la porte d’entrée. Elle vit un enfant de dix à douze ans, dont les vêtements annonçaient l’aisance, dont la figure levée vers elle lui parut angélique.

— Qu’est-ce donc, mon petit ami ? lui dit-elle ; êtes-vous égaré dans le quartier ?

— Non, répondit-il, on m’a amené ici ; je cherche une dame qui s’appelle mademoiselle Jacques.

Thérèse descendit, ouvrit à l’enfant, et le regarda avec une émotion extraordinaire. Il lui semblait qu’elle l’avait déjà vu, ou qu’il ressemblait à quelqu’un qu’elle connaissait et dont elle ne pouvait retrouver le nom. L’enfant aussi paraissait troublé et indécis.

Elle l’emmena dans le jardin pour le questionner ; mais, au lieu de répondre :

— C’est donc vous, lui dit-il tout tremblant, qui êtes mademoiselle Thérèse ?

— C’est moi, mon enfant ; que me voulez-vous ? que puis-je faire pour vous ?

— Il faut me prendre avec vous et me garder si vous voulez de moi !

— Qui êtes-vous donc ?

— Je suis le fils du comte de ***.

Thérèse retint un cri, et son premier mouvement fut de repousser l’enfant ; mais tout à coup elle fut frappée de sa ressemblance avec une figure qu’elle avait peinte dernièrement en la regardant dans une glace pour l’envoyer à sa mère, et cette figure, c’était la sienne propre.

— Attends ! s’écria-t-elle en saisissant le jeune garçon dans ses bras avec un mouvement convulsif. Comment t’appelles-tu ?

— Manoël.

— Oh ! mon Dieu ! qui donc est ta mère ?

— C’est… on m’a bien recommandé de ne pas vous le dire tout de suite ! Ma mère… c’était d’abord la comtesse de ***, qui est là-bas, à La Havane ; elle ne m’aimait pas et elle me disait bien souvent : « Tu n’es pas mon fils, je ne suis pas obligée de t’aimer. » Mais mon père m’aimait, et il me disait souvent : « Tu n’es qu’à moi, tu n’as pas de mère. » Et puis il est mort il y a dix-huit mois, et la comtesse a dit : « Tu es à moi et tu vas rester avec moi. » C’est parce que mon père lui avait laissé de l’argent, à la condition que je passerais pour leur fils à tous les deux. Cependant elle continuait à ne pas m’aimer, et je m’ennuyais beaucoup avec elle, quand un monsieur des États-Unis, qui s’appelle M. Richard Palmer, est venu tout d’un coup me demander. La comtesse a dit : « Non, je ne veux pas. » Alors M. Palmer m’a dit : « Veux-tu que je te reconduise à ta vraie mère, qui croit que tu es mort, et qui sera bien contente de te revoir ? » J’ai dit : « Oui, bien sûr ! » Alors M. Palmer est venu la nuit, dans une barque, parce que nous demeurions au bord de la mer ; et, moi, je me suis levé bien doucement, bien doucement, et nous avons navigué tous les deux jusqu’à un grand navire, et puis nous avons traversé toute la grande mer, et nous voilà.

— Vous voila ! dit Thérèse, qui tenait l’enfant pressé contre sa poitrine, et qui, agitée d’un tremblement d’ivresse, le couvait et l’enveloppait d’un seul et ardent baiser pendant qu’il parlait ; où est-il, Palmer ?

— Je ne sais pas, dit l’enfant. Il m’a amené à la porte, il m’a dit : Sonne ! et puis je ne l’ai plus vu.

— Cherchons-le, dit Thérèse en se levant ; il ne peut pas être loin !

Et, courant avec l’enfant, elle rejoignit Palmer, qui se tenait à quelque distance, attendant de pouvoir s’assurer que l’enfant était reconnu par sa mère.

— Richard ! Richard ! s’écria Thérèse en se jetant à ses pieds au milieu de la rue encore déserte, comme elle l’eût fait quand même elle eût été pleine de monde. Vous êtes Dieu pour moi !…

Elle n’en put dire davantage ; suffoquée par les larmes de la joie, elle devenait folle.

Palmer l’emmena sous les arbres des Champs-Élysées et la fit asseoir. Il lui fallut au moins une heure pour se calmer et se reconnaître, et pour réussir à caresser son fils sans risquer de l’étouffer.

— À présent, lui dit Palmer, j’ai payé ma dette. Vous m’avez donné des jours d’espoir et de bonheur, je ne voulais pas rester insolvable. Je vous rends une vie entière de tendresse et de consolation, car cet enfant est un ange, et il m’en coûte de me séparer de lui. Je l’ai privé d’un héritage et je lui en dois un en échange. Vous n’avez pas le droit de vous y opposer ; mes mesures sont prises et tous ses intérêts sont réglés. Il a dans sa poche un portefeuille qui lui assure le