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également de se trop préoccuper de son propre sort en présence du péril extrême où celui de Laurent restait engagé.

Par toutes ses voix, par celle de l’amitié comme par celle de l’opinion, le monde lui criait de se relever et de se reprendre. C’était là le devoir en effet selon le monde, dont le nom en pareil cas équivaut à celui d’ordre général, d’intérêt de la société : « Suivez le bon chemin, laissez périr ceux qui s’en écartent. » Et la religion officielle ajoutait : « Les sages et les bons pour l’éternel bonheur, les aveugles et les rebelles pour l’enfer ! » Donc, peu importe au sage que l’insensé périsse ?

Thérèse se révolta contre cette conclusion.

— Le jour où je me croirai l’être le plus parfait, le plus précieux et le plus excellent de la terre, se dit-elle, j’admettrai l’arrêt de mort de tous les autres ; mais, si ce jour-là m’arrive, ne serai-je pas plus folle que tous les autres fous ? Arrière la folie de la vanité, mère de l’égoïsme ! Souffrons encore pour un autre que moi !

Il était près de minuit lorsqu’elle se leva du fauteuil où elle s’était laissée tomber inerte et brisée quatre heures auparavant. On venait de sonner. Un commissionnaire apportait un carton et un billet. Le carton contenait un domino et un masque de satin noir. Le billet contenait ce peu de mots de la main de Laurent : Senza veder, senza parlar.

Sans se voir et sans se parler… Que signifiait cette énigme ? Voulait-il qu’elle vint au bal masqué l’intriguer par une aventure banale ? voulait-il essayer de l’aimer sans la reconnaître ? Était-ce fantaisie de poëte ou insulte de libertin ?

Thérèse renvoya le carton et retomba dans son fauteuil ; mais l’inquiétude ne l’y laissa plus réfléchir. Ne devait-elle pas tout tenter pour arracher cette victime à l’égarement infernal ?

— J’irai, dit-elle, je le suivrai pas à pas. Je verrai, j’entendrai sa vie en dehors de moi, je saurai ce qu’il y a de vrai dans les turpitudes qu’il me raconte, à quel point il aime le mal naïvement ou avec affectation, s’il a vraiment des goûts dépravés, ou s’il ne cherche qu’à s’étourdir. Sachant tout ce que j’ai voulu ignorer de lui et de ce mauvais monde, tout ce que j’éloignais avec dégoût de ses souvenirs et de mon imagination, je découvrirai peut-être un joint, un biais, pour l’arracher à ce vertige.

Elle se rappela le domino que Laurent venait de lui envoyer, et sur lequel elle avait pourtant à peine jeté les yeux. Il était en satin. Elle en envoya chercher un en gros de Naples, mit un masque, cacha ses cheveux avec soin, se munit de nœuds de rubans de diverses couleurs, afin de changer l’aspect de sa personne, dans le cas où Laurent viendrait à la soupçonner sous ce costume, et, demandant une voiture, elle se rendit toute seule et résolument au bal de l’Opéra.

Elle n’y avait jamais mis les pieds. Le masque lui semblait une chose insupportable, étouffante. Elle n’avait jamais essayé de contrefaire sa voix et ne voulait être devinée de personne. Elle se glissa muette dans les corridors, cherchant les coins isolés quand elle était lasse de marcher, ne s’y arrêtant pas quand elle voyait quelqu’un approcher d’elle, ayant toujours l’air de passer, et réussissant plus facilement qu’elle ne l’avait espéré à être complètement seule et libre dans cette foule agitée.

C’était l’époque où l’on ne dansait pas au bal de l’Opéra, et où le seul déguisement admis était le domino noir. C’était donc une cohue sombre et grave en apparence, occupée peut-être d’intrigues aussi peu morales que les bacchanales des autres réunions de ce genre, mais d’un aspect imposant, vu de haut, dans son ensemble. Puis tout à coup, d’heure en heure, un bruyant orchestre jouait des quadrilles effrénés, comme si l’administration, luttant contre la police, eût voulu entraîner la foule à enfreindre sa défense ; mais personne ne paraissait y songer. La noire fourmilière continuait à marcher lentement et à chuchoter au milieu de ce vacarme, qui se terminait par un coup de pistolet, finale étrange, fantastique, qui semblait impuissant à dissiper la vision de cette fête lugubre.

Pendant quelques instants, Thérèse fut frappée de ce spectacle au point d’oublier où elle était et de se croire dans le monde des rêves tristes. Elle cherchait Laurent, et ne le trouvait pas.

Elle se hasarda dans le foyer, où se tenaient, sans masque et sans déguisement, les hommes connus de tout Paris, et, quand elle en eut fait le tour, elle allait se retirer, lorsqu’elle entendit