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pousse le tendron dans les bras du vieux laid, et, là où il n’y a pas liberté et réciprocité, c’est un attentat à la sainte nature.

Il faut croire que nous nous aimons tout de bon, cher camarade, car nous avons eu tous les deux en même temps la même pensée. Tu m’offres mille francs pour aller à Cannes, toi qui es gueux comme moi, et, quand tu m’as écrit que tu étais embêté de ces choses d’argent, j’ai rouvert ma lettre pour t’offrir la moitié de mon avoir, qui se monte toujours à deux mille ; c’est ma réserve. Et puis je n’ai pas osé. Pourquoi ? C’est bien bête ; tu as été meilleur que moi, tu as été tout bonnement au fait. Donc je t’embrasse pour cette bonne pensée et je n’accepte pas. Mais j’accepterais, sois-en sûr, si je n’avais pas d’autre ressource. Seulement, je dis que, si quelqu’un doit me prêter, c’est le seigneur Buloz, qui a acheté des châteaux et des terres avec mes romans. Il ne me refuserait pas, je le sais. Il m’offre même. Je prendrai donc chez lui, s’il le faut. Mais je ne suis pas en état de partir, je suis retombée ces jours-ci. J’ai dormi trente-six heures de suite, accablée. À présent, je suis sur pied, mais faible. Je t’avoue que je n’ai pas l’énergie de vouloir vivre. Je n’y tiens pas ; me déranger d’où je suis bien, chercher de nouvelles fatigues, me donner un mal de chien pour renouveler une vie de chien, c’est un peu bête, je trouve, quand il serait si doux de s’en aller comme ça, encore aimant, encore aimé, en guerre avec personne, pas mécontent de soi et rêvant des merveilles