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CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND

toujours à mes yeux le meilleur et le plus honnête des hommes. Je ne t’ai pas donné signe de souvenir et de vie depuis bien des mois. C’est que j’ai vécu des siècles ; c’est que j’ai subi un enfer depuis ce temps-là. Socialement, je suis libre et plus heureuse. Ma position est extérieurement calme, indépendante, avantageuse. Mais, pour arriver là, tu ne sais pas quels affreux orages j’ai traversés. Il faudrait, pour te les raconter passer bien des soirs dans les allées de Nohant, à la clarté des étoiles, dans ce grand et beau silence que nous aimions tant. Dieu veuille que ces temps nous soient rendus et que nous admirions encore, ensemble, le clair de lune sur la cascade d’Urmont !

Mais cette indépendance si chèrement achetée, il faudrait savoir en jouir et je n’en suis plus capable. Mon cœur a vieilli de vingt ans, et rien dans la vie ne me sourit plus. Il n’est plus pour moi de passions profondes, plus de joies vives. Tout est dit. J’ai doublé le cap. Je suis au port, non pas comme ces bons nababs qui se reposent dans des hamacs de soie, sous les plafonds de bois de cèdre de leurs palais, mais comme ces pauvres pilotes qui, écrasés de fatigue et brûlés par le soleil, sont à l’ancre et ne peuvent plus risquer sur les mers leur chaloupe avariée. Ils n’ont pas de quoi vivre à terre, et, d’ailleurs, la terre les ennuie. Ils ont eu jadis une belle vie, des aventures, des combats, des amours, des richesses. Ils voudraient recommencer ; mais le navire est démâté, la cargaison