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de la phrase qui terminait toujours la complainte de mon pauvre père demandant l’aumône.

— Je me la rappelle très-bien. « Le géant, disait-il, s’est couché sur moi. »

— Alors vous allez comprendre. Mon père était un poëte ; il avait été élevé par les vieux bergers espagnols sur les hauts pâturages de la frontière, et tous ces hommes-là avaient des idées, des histoires, des chansons, qui ne sont plus du temps où nous vivons. Ils savaient tous lire, et plusieurs savaient du latin, ayant étudié pour être prêtres ; mais ils n’en avaient pas su assez, ou ils avaient commis quelque faute contre les règlements, ou bien encore ils avaient été compromis dans des affaires politiques : tant il y a que c’est une race à peu près perdue, et qu’on ne croit plus, dans nos pays, à toutes les choses qu’ils enseignaient, à leurs secrets et à leur science. Mon père y croyait encore, et, comme il avait l’esprit tourné aux choses merveilleuses, il m’avait élevé dans ces idées-là. Ne soyez donc pas étonné s’il m’en reste.

Je suis venu au monde dans cette maison, c’est-à-dire dans l’emplacement qu’elle occupe, car c’était alors une simple cabane comme celle où j’abrite mon bétail. Mon père était propriétaire d’une partie de cet enclos, qu’il appelait sa rencluse. Plus haut il y a la rencluse d’Yéous, où il me menait quelquefois pour voir, d’après l’état des neiges, si nous devions prolonger ou abréger notre séjour dans la montagne. Or, toutes les fois que nous passions devant le géant, c’est-à-dire devant une grande roche dressée qui,