Page:Sand - Consuelo - 1856 - tome 3.djvu/96

Cette page a été validée par deux contributeurs.
86
consuelo.

et il avait tué l’amour, comme le plus dangereux ennemi de son repos et de sa fortune. Cependant, comme l’amour est de nature divine, c’est-à-dire immortel, quand nous croyons l’avoir tué, nous n’avons pas fait autre chose que de l’ensevelir vivant dans notre cœur. Il peut y sommeiller sournoisement durant de longues années, jusqu’au jour où il lui plaît de se ranimer. Consuelo apparaissait à l’automne de cette vie de chanoine, et cette longue apathie de l’âme se changeait en une langueur tendre, profonde, et plus tenace qu’on ne pouvait le prévoir. Ce cœur apathique ne savait point bondir et palpiter pour un objet aimé ; mais il pouvait se fondre comme la glace au soleil, se livrer, connaître l’abandon de soi-même, la soumission, et cette sorte d’abnégation patiente qu’on est surpris de rencontrer quelquefois chez les égoïstes quand l’amour s’empare de leur forteresse.

Il aimait donc, ce pauvre chanoine ; à cinquante ans, il aimait pour la première fois, et il aimait celle qui ne pouvait jamais répondre à son amour. Il ne le pressentait que trop, et voilà pourquoi il voulait se persuader à lui-même, en dépit de toute vraisemblance, que ce n’était pas de l’amour qu’il éprouvait, puisque ce n’était pas une femme qui le lui inspirait.

À cet égard il s’abusait complètement, et, dans toute la naïveté de son cœur, il prenait Consuelo pour un garçon. Lorsqu’il remplissait des fonctions canoniques à la cathédrale de Vienne, il avait vu nombre de beaux et jeunes enfants à la maîtrise ; il avait entendu des voix claires, argentines et quasi femelles pour la pureté et la flexibilité ; celle de Bertoni était plus pure et plus flexible mille fois. Mais c’était une voix italienne, pensait-il ; et puis Bertoni était une nature d’exception, un de ces enfants précoces dont les facultés, le génie et l’aptitude sont des prodiges. Et tout fier, tout enthousiasmé d’avoir