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consuelo.

— Tais-toi, tais-toi, je l’ai promis !…

— Eh bien, si tu tiens ta promesse, jamais tu ne seras heureuse avec lui. Quitter le théâtre, toi ? renoncer à être artiste ? Il est trop tard d’une heure. Tu viens de savourer une joie dont le souvenir ferait le tourment de toute ta vie.

— Tu me fais peur, Beppo ! Pourquoi me dis-tu de pareilles choses aujourd’hui ?

— Je ne sais, je te les dis comme malgré moi. Ta fièvre a passé dans mon cerveau, et il me semble que je vais, en rentrant chez nous, écrire quelque chose de sublime. Ce sera quelque platitude : n’importe, je me sens plein de génie pour le quart d’heure.

— Comme tu es gai, comme tu es tranquille, toi ! moi ! au milieu de cette fièvre d’orgueil et de joie dont tu parles, j’éprouve une atroce douleur, et j’ai à la fois envie de rire et de pleurer.

— Tu souffres, j’en suis certain ; tu dois souffrir. Au moment où tu sens ta puissance éclater, une pensée lugubre te saisit et te glace…

— Oui, c’est vrai, qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire que tu es artiste, et que tu t’es imposé comme un devoir l’obligation farouche, abominable à Dieu et à toi-même, de renoncer à l’art.

— Il me semblait hier que non, et aujourd’hui il me semble que oui. C’est que j’ai mal aux nerfs, c’est que ces agitations sont terribles et funestes, je le vois. J’avais toujours nié leur entraînement et leur puissance. J’avais toujours abordé la scène avec calme, avec une attention consciencieuse et modeste. Aujourd’hui je ne me possède plus, et s’il me fallait entrer en représentation en cet instant, il me semble que je ferais des folies sublimes ou des extravagances misérables. Les rênes de ma volonté m’échappent ; j’espère que demain je ne serai pas ainsi,