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consuelo.

LXXIV.

Le premier jour de ce nouveau trajet, comme nos voyageurs traversaient une petite rivière sur un pont de bois, ils virent une pauvre mendiante qui tenait une petite fille dans ses bras, et qui était accroupie le long du parapet pour tendre la main aux passants. L’enfant était pâle et souffrant, la femme hâve et grelottant de la fièvre. Consuelo fut saisie d’un profond sentiment de sympathie et de pitié pour ces malheureux, qui lui rappelaient sa mère et sa propre enfance.

« Voilà comme nous étions quelquefois, dit-elle à Joseph, qui la comprit à demi-mot, et qui s’arrêta avec elle à considérer et à questionner la mendiante.

— Hélas ! leur dit celle-ci, j’étais fort heureuse encore il y a peu de jours. Je suis une paysanne des environs de Harmanitz en Bohême. J’avais épousé, il y a cinq ans, un beau et grand cousin à moi, qui était le plus laborieux des ouvriers et le meilleur des maris. Au bout d’un an de mariage, mon pauvre Karl, étant allé faire du bois dans les montagnes, disparut tout à coup et sans que personne pût savoir ce qu’il était devenu. Je tombai dans la misère et dans le chagrin. Je croyais que mon mari avait péri dans quelque précipice, ou que les loups l’avaient dévoré. Quoique je trouvasse à me remarier, l’incertitude de son sort et l’amitié que je lui conservais ne me permirent pas d’y songer. Oh ! que j’en fus bien récompensée, mes enfants ! L’année dernière, on frappe un soir à ma porte ; j’ouvre, et je tombe à genoux en voyant mon mari devant moi. Mais dans quel état, bon Dieu ! Il avait l’air d’un fantôme. Il était desséché, jaune, l’œil hagard, les cheveux hérissés par les glaçons, les pieds en sang, ses pauvres pieds tout nus qui venaient