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l’admiration des hommes, il ne saurait descendre à accepter leur pitié. Sois sûr que sa détresse est, en grande partie, l’ouvrage de son incurie et de son orgueil. S’il disait un mot, il a encore quelques amis, on viendrait à son secours ; mais, outre qu’il n’a jamais regardé si sa poche était vide ou pleine (tu as bien vu qu’il n’en sait pas davantage à l’égard de son estomac), il aimerait mieux mourir de faim enfermé dans sa chambre que d’aller chercher l’aumône d’un dîner chez son meilleur ami. Il croirait dégrader la musique s’il laissait soupçonner que le Porpora a besoin d’autre chose que de son génie, de son clavecin et de sa plume. Aussi l’ambassadeur et sa maîtresse, qui le chérissent et le vénèrent, ne se doutent-ils en aucune façon du dénuement où il se trouve. S’ils lui voient habiter une chambre étroite et délabrée, ils pensent que c’est parce qu’il aime l’obscurité et le désordre. Lui-même ne leur dit-il pas qu’il ne saurait composer ailleurs ? Moi je sais le contraire ; je l’ai vu grimper sur les toits, à Venise, pour s’inspirer des bruits de la mer et de la vue du ciel. Si on le reçoit avec ses habits malpropres, sa perruque râpée et ses souliers percés, on croit faire acte d’obligeance. « Il aime la saleté, se dit-on ; c’est le travers des vieillards et des artistes. Ses guenilles lui sont agréables. Il ne saurait marcher dans des chaussures neuves. » Lui-même l’affirme ; mais moi, je l’ai vu dans mon enfance, propre, recherché, toujours parfumé, rasé, et secouant avec coquetterie les dentelles de sa manchette sur l’orgue ou le clavecin ; c’est que, dans ce temps-là, il pouvait être ainsi sans devoir rien à personne. Jamais le Porpora ne se résignerait à vivre oisif et ignoré au fond de la Bohême, à la charge de ses amis. Il n’y resterait pas trois mois sans maudire et injurier tout le monde, croyant que l’on conspire sa perte et que ses ennemis l’ont fait enfermer