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consuelo.

bien maintenant, et je sais que tu ne le pourras pas.

— Non, je ne le peux pas, Joseph, et il me semble que je ne le pourrai jamais. Mais, vois mon infortune, vois la complication de mon sort étrange et malheureux ! Même dans la voie du dévouement je suis si bien entravée et tiraillée en sens contraires, que je ne puis aller où mon cœur me pousse, sans briser ce cœur qui voudrait faire le bien de la main gauche comme de la main droite. Si je me consacre à celui-ci, j’abandonne et laisse périr celui-là. J’ai par le monde un époux adoptif dont je ne puis être la femme sans tuer mon père adoptif ; et réciproquement, si je remplis mes devoirs de fille, je tue mon époux. Il a été écrit que la femme quitterait son père et sa mère pour suivre son époux ; mais je ne suis, en réalité, ni épouse ni fille. La loi n’a rien prononcé pour moi, la société ne s’est pas occupée de mon sort. Il faut que mon cœur choisisse. La passion d’un homme ne le gouverne pas, et, dans l’alternative où je suis, la passion du devoir et du dévouement ne peut pas éclairer mon choix. Albert et le Porpora sont également malheureux, également menacés de perdre la raison ou la vie. Je suis aussi nécessaire à l’un qu’à l’autre… Il faut que je sacrifie l’un des deux.

— Et pourquoi ? Si vous épousiez le comte, le Porpora n’irait-il pas vivre près de vous deux ? Vous l’arracheriez ainsi à la misère, vous le ranimeriez par vos soins, vous accompliriez vos deux dévouements à la fois.

— S’il pouvait en être ainsi, je te jure, Joseph, que je renoncerais à l’art et à la liberté, mais tu ne connais pas le Porpora ; c’est de gloire et non de bien-être et de sécurité qu’il est avide. Il est dans la misère, et il ne s’en aperçoit pas ; il en souffre sans savoir d’où lui vient son mal. D’ailleurs, rêvant toujours des triomphes et