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consuelo.

ébène, avec un chiffre incrusté en argent, un chiffre que je me rappelle bien : « A. R. » Ma mère, qui manquait de mémoire, pour avoir vu trop de choses, ne se souvenait ni de votre nom, ni de celui de votre château, ni même du pays où cette aventure lui était arrivée. Mais elle m’a souvent parlé de l’hospitalité qu’elle avait reçue chez le possesseur de cette guitare, et de la charité touchante d’un jeune et beau seigneur qui m’avait portée dans ses bras pendant une demi-lieue, en causant avec elle comme avec son égale. Ô mon cher Albert ! je me souviens aussi de tout cela ! À chaque parole de votre récit, ces images, longtemps assoupies dans mon cerveau, se sont réveillées une à une ; et voilà pourquoi vos montagnes ne pouvaient pas sembler absolument nouvelles à mes yeux ; voilà pourquoi je m’efforçais en vain de savoir la cause des souvenirs confus qui venaient m’assaillir dans ce paysage ; voilà pourquoi surtout j’ai senti pour vous, à la première vue, mon cœur tressaillir et mon front s’incliner respectueusement, comme si j’eusse retrouvé un ami et un protecteur longtemps perdu et regretté.

— Crois-tu donc, Consuelo, lui dit Albert en la pressant contre son sein, que je ne t’aie pas reconnue dès le premier instant ? En vain tu as grandi, en vain tu t’es transformée et embellie avec les années. J’ai une mémoire (présent merveilleux, quoique souvent funeste ! ) qui n’a pas besoin des yeux et des paroles pour s’exercer à travers l’espace des siècles et des jours. Je ne savais pas que tu étais ma Zingarella chérie ; mais je savais bien que je t’avais déjà connue, déjà aimée, déjà pressée sur mon cœur, qui, dès ce moment, s’est attaché et identifié au tien, à mon insu, pour toute ma vie. »