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consuelo.

« Joseph, je me fie à toi. Tu parais aimer ma fille, et je vois que tu ne lui es pas indifférent. Si tu es aussi loyal que laborieux et reconnaissant, quand tu auras assuré ton existence, tu seras mon gendre. »

Dans un mouvement de gratitude exaltée, Joseph avait promis, juré !… et quoique sa fiancée ne lui inspirât pas la moindre passion, il se regardait comme enchaîné pour jamais.

Il raconta ceci avec une mélancolie qu’il ne put vaincre en songeant à la différence de sa position réelle et des rêves enivrants auxquels il lui fallait renoncer. Consuelo regarda cette tristesse comme l’indice d’un amour profond et invincible pour la fille de Keller. Il n’osa la détromper ; et son estime, son abandon complet dans la loyauté et la pureté de Beppo en augmentèrent d’autant.

Leur voyage ne fut donc troublé par aucune de ces crises et de ces explosions que l’on eût pu présager en voyant partir ensemble pour un tête-à-tête de quinze jours, et au milieu de toutes les circonstances qui pouvaient garantir l’impunité, deux jeunes gens aimables, intelligents, et remplis de sympathie l’un pour l’autre. Quoique Joseph n’aimât pas la fille de Keller, il consentit à laisser prendre sa fidélité de conscience pour une fidélité de cœur ; et quoiqu’il sentît encore parfois l’orage gronder dans son sein, il sut si bien l’y maîtriser, que sa chaste compagne, dormant au fond des bois sur la bruyère, gardée par lui comme par un chien fidèle, traversant à ses côtés des solitudes profondes, loin de tout regard humain, passant maintes fois la nuit avec lui dans la même grange ou dans la même grotte, ne se douta pas une seule fois de ses combats et des mérites de sa victoire. Dans sa vieillesse, lorsque Haydn lut les premiers livres des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, il sourit avec des yeux baignés de larmes en se rappelant sa traversée