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consuelo.

mon bon saccageur de toupets ! venez ici un peu que je coupe tous vos beaux cheveux noirs, pour remplacer toutes les queues qui tomberont sous vos coups ! » J’étais désespéré, furieux. Je cachai mon visage dans mes mains, et, me croyant l’objet de la vindicte publique, j’allais m’enfuir, lorsque le bon Keller m’arrêtant : « Où allez-vous ainsi, petit malheureux ? me dit-il d’une voix adoucie ; Qu’allez-vous devenir sans pain, sans amis, sans vêtements, et avec un pareil crime sur la conscience ? Allons, j’ai pitié de vous, surtout à cause de votre belle voix, que j’ai pris si souvent plaisir à entendre à la cathédrale : venez chez moi. Je n’ai pour moi, ma femme et mes enfants, qu’une chambre au cinquième étage. C’est encore plus qu’il ne nous en faut, car la mansarde que je loue au sixième n’est pas occupée. Vous vous en accommoderez, et vous mangerez avec nous jusqu’à ce que vous ayez trouvé de l’ouvrage ; à condition toutefois que vous respecterez les cheveux de mes clients, et que vous n’essaierez pas vos grands ciseaux sur mes perruques. »

« Je suivis mon généreux Keller, mon sauveur, mon père ! Outre le logement et la table, il eut la bonté, tout pauvre artisan qu’il était lui-même, de m’avancer quelque argent afin que je pusse continuer mes études. Je louai un mauvais clavecin tout rongé des vers ; et, réfugié dans mon galetas avec mon Fuchs et mon Mattheson, je me livrai sans contrainte à mon ardeur pour la composition. C’est de ce moment que je puis me considérer comme le protégé de la Providence. Les six premières sonates d’Emmanuel Bach ont fait mes délices pendant tout cet hiver, et je crois les avoir bien comprises. En même temps, le ciel, récompensant mon zèle et ma persévérance, a permis que je trouvasse un peu d’occupation pour vivre et m’acquitter envers mon cher hôte.