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consuelo.

seaux ouverts, voilà la queue par terre. Le maître suivait tous mes mouvements de son œil de vautour. Avant que mon pauvre camarade se fût aperçu de la perte douloureuse qu’il venait de faire, j’étais déjà réprimandé, noté d’infamie, et renvoyé sans autre forme de procès.

« Je sortis de maîtrise au mois de novembre de l’année dernière, à sept heures du soir, et me trouvai sur la place, sans argent et sans autre vêtement que les méchants habits que j’avais sur le corps. J’eus un moment de désespoir. Je m’imaginai, en me voyant grondé et chassé avec tant de colère et de scandale, que j’avais commis une faute énorme. Je me mis à pleurer de toute mon âme cette mèche de cheveux et ce bout de ruban tombés sous mes fatals ciseaux. Mon camarade, dont j’avais ainsi déshonoré le chef, passa auprès de moi en pleurant aussi. Jamais on n’a répandu tant de larmes, jamais on n’a éprouvé tant de regrets et de remords pour une queue à la prussienne. J’eus envie d’aller me jeter dans ses bras, à ses pieds ! Je ne l’osai pas, et je cachai ma honte dans l’ombre. Peut-être le pauvre garçon pleurait-il ma disgrâce encore plus que sa chevelure.

« Je passai la nuit sur le pavé ; et, comme je soupirais, le lendemain matin, en songeant à la nécessité et à l’impossibilité de déjeuner, je fus abordé par Keller, le perruquier de la maîtrise de Saint-Étienne. Il venait de coiffer maître Reuter, et celui-ci, toujours furieux contre moi, ne lui avait parlé que de la terrible aventure de la queue coupée. Aussi le facétieux Keller, en apercevant ma piteuse figure, partit d’un grand éclat de rire, et m’accabla de ses sarcasmes. « Oui-da ! me cria-t-il d’aussi loin qu’il me vit, voilà donc le fléau des perruquiers, l’ennemi général et particulier de tous ceux qui, comme moi, font profession d’entretenir la beauté de la chevelure ! Hé ! mon petit bourreau des queues,