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abandonnant son joli coude arrondi à la main du comte, elle sauta dans la gondole sans cérémonie. Alors un dialogue muet, mais énergique, s’établit entre le comte et Anzoleto. Le comte avait un pied sur la rive, un pied sur la barque, et de l’œil toisait Anzoleto, qui, debout sur la dernière marche du perron, le toisait aussi, mais d’un air farouche, la main cachée dans sa poitrine, et serrant le manche de son couteau. Un mouvement de plus vers la barque, et le comte était perdu. Ce qu’il y eut de plus vénitien dans cette scène rapide et silencieuse, c’est que les deux rivaux s’observèrent sans hâter de part ni d’autre une catastrophe imminente. Le comte n’avait d’autre intention que celle de torturer son rival par une irrésolution apparente, et il le fit à loisir, quoiqu’il vît fort bien et comprît encore mieux le geste d’Anzoleto, prêt à le poignarder. De son côté, Anzoleto eut la force d’attendre sans se trahir officiellement qu’il plût au comte d’achever sa plaisanterie féroce, ou de renoncer à la vie. Ceci dura deux minutes qui lui semblèrent un siècle, et que le comte supporta avec un mépris stoïque ; après quoi il fit une profonde révérence à Consuelo, et se tournant vers son protégé :

« Je vous permets, lui dit-il, de monter aussi dans ma gondole ; à l’avenir vous saurez comment se conduit un galant homme. »

Et il se recula pour faire passer Anzoleto dans sa barque. Puis il donna aux gondoliers l’ordre de ramer vers la Corte-Minelli, et il resta debout sur la rive, immobile comme une statue. Il semblait attendre de pied ferme une nouvelle velléité de meurtre de la part de son rival humilié.

« Comment donc le comte sait-il où tu demeures ? fut le premier mot qu’Anzoleto adressa à son amie dès qu’ils eurent perdu de vue le palais Zustiniani.