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HENRI. Tu l’as vu en songe, puisque tu n’étais pas ici…

CADIO. En songe ? Non, je l’ai vu en réalité quand le charpentier me l’a raconté à cette fenêtre, et depuis… Tiens ! je le vois encore, et pourtant je ne sue ni ne tremble la fièvre. Tiens, tiens !… regarde, dans cette eau noire qui rampe et siffle sous nos pieds, vois-tu cette tache blanche comme de l’écume ? C’est une tête coupée que le flot emporte ! Elle passe, elle fuit, elle rit, elle jure ! Attends ! elle cherche à mordre, elle a rencontré le cadavre d’un enfant, elle s’y attache, elle le dévore, et le pauvre petit corps, réveillé par les morsures, se tord avec un vagissement lamentable. Tu ne l’entends pas, toi ?

HENRI. Non, Dieu merci, je n’appelle pas de pareilles visions, et tu as tort…

CADIO. Oh ! moi, j’ai des sens qui pénètrent du présent dans l’avenir et dans le passé. Quand j’étais faible et craintif, j’ai vu et entendu tout cela d’avance, et tout cela se passait dans l’enfer, dont j’avais peur. À présent que l’enfer s’est répandu sur la terre, je le vois mieux, voilà tout. — Oh ! comme je le vois ! Regarde avec moi, tu verras peut-être aussi. Là-bas, sur ces marches glissantes et boueuses, il y a une troupe de jeunes filles pâles et nues : la plus âgée n’a pas quinze ans. Des hommes les poussent devant eux ; elles ne savent pas pourquoi. Il y en a qui disent : « Mon Dieu, prenez donc garde, vous allez nous faire tomber dans l’eau ! » Elles ne croient pas possible qu’on les y pousse exprès. Et cependant, on redouble ; elles se rassemblent, faible barrière, elles s’imaginent qu’en se serrant les unes contres les autres et en criant toutes ensemble, elles résisteront et se