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me fournit le prétexte de renvoyer le garde à sa cuisine pour en préparer d’autre.

J’appris alors de Mlle  Fiori qu’elle arrivait de Russie, où elle avait dansé quatre ans avec succès et profit.

— Maintenant, dit-elle, je retourne en Italie, et l’on me propose un engagement. Je ne suis pas décidée à l’accepter. Il vaudrait mieux écouter les propositions qui me sont faites à Paris ou à Londres. Mais je suis bien fatiguée. Le climat artificiel où l’on est forcé de vivre à Pétersbourg est énervant, j’ai besoin de quelques semaines de repos, et je vais les passer dans les montagnes où je suis née. Pour qu’on m’y laisse tranquille, j’ai besoin de garder en route l’incognito le plus absolu. Voulez-vous me rendre le service de ne dire à personne que vous m’avez rencontrée ici ?

— Cela me sera d’autant plus facile que je ne connais encore personne dans ce pays. J’y suis depuis quelques heures.

— En voyage, comme moi ?

— Non, je m’arrête dans un grand diable de château perdu dans le brouillard au-dessus de nos têtes.

— Le château d’Autremont, on m’a dit ce nom-là ; et qu’allez-vous faire dans ce château ?

— Travailler un an ou deux. Je suis architecte.

— Alors vous connaissez le propriétaire ?

— Le duc d’Autremont ? Pas encore. Il est en course. On l’attend d’un moment à l’autre, et même je l’attends ici, où l’on pense qu’il s’arrêtera pour laisser souffler ses chevaux avant de gravir la route très escarpée qui mène à son manoir.

— Ici, vraiment ? Je pourrais le voir ! s’écria Mlle  Fiori, soudainement émue. Ah ! c’est comme un rêve !

Et, comme elle voyait ma surprise :

— Je ne veux pas vous cacher, reprit-elle avec une tranquillité aussi surprenante que son premier élan, que j’ai pour le duc d’Autremont une affection sérieuse. Ne riez pas ; je peux m’en vanter, c’est la force de mon âme et la fierté de ma vie que ce sentiment-là ! Puisque vous allez le connaître, parlez-lui de moi quelque jour, à l’occasion, et dites-lui de vous raconter de quelle manière nous avons fait connaissance.