Page:Sand - Albine, partie 2 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/16

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Nous avions descendu le flanc escarpé de la montagne. J’examinai la roche et pris de l’œil mes mesures. Le projet n’était pas impraticable, mais il offrait de grandes difficultés à vaincre, partant de grosses dépenses. « Cela ne fait rien, dit-il, ce sera du travail pour les gens du pays. »

Nous avons causé ainsi pendant deux heures, et puis la cloche nous a avertis de l’approche du dîner.

Le duc avait passé son bras sous le mien. Il craignait que je n’eusse le vertige sur cette pente violente où il se promenait comme dans sa chambre. Mais c’est mon état de ne pas avoir le vertige, et je le rassurai. Comme M.  de Sainte-Fauste m’avait prévenu que je prendrais mes repas dans le logement que l’on me destinait, j’allais prendre congé de mon hôte. « Où allez-vous donc ? me dit-il. Est-ce que vous voulez me refuser le plaisir de manger avec vous ? » Il m’a conduit dans une salle immense, d’un beau style ogival, toute rehaussée de panoplies authentiques et d’ornementations sérieuses, avec un mobilier ancien de diverses époques, composé de pièces d’une grande valeur. Le couvert était mis près d’une vaste cheminée où flambaient des arbres tout entiers. « Voyez le local, me dit-il, il est bien noir ; s’il vous déplaît ou vous attriste, nous pourrons demain manger ailleurs. Moi, cela m’est tout à fait indifférent. Je suis bien partout. » Il disait cela du ton dont il eût dit : « Partout je suis triste. »

Cependant, il ne fit aucune réflexion chagrine sur quoi que ce soit. Je ne pense pas qu’il m’ouvre jamais les profondeurs de son cœur meurtri, car il me paraît esclave d’un savoir-vivre à toute épreuve, et la crainte d’attrister les autres semble dominer chez lui tout besoin d’épanchement.

Le dîner, servi par Champorel et ses deux aides, fut exquis. Le duc mangea peu et ne but pas du tout. En remarquant que j’étais sobre aussi, il craignit que je fusse contraint par son exemple. « Je suis gênant de ne pas manger, me dit-il. Je vois qu’instinctivement vous faites comme moi sans vous en apercevoir. Voyons, papa Champorel, fais-moi manger pour que notre hôte mange. » Et il tendit son assiette au vieillard, enchanté de sa résolution.