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dire que quand je l’ai vu pour la première fois, il avait l’aspect d’un cadavre. On le porta dans le foyer, et j’allais l’y suivre quand mon père me retint d’une main de fer, en me disant : « Eh bien, eh bien, et la pièce ? »

Le public ne s’était aperçu de rien ; la pièce continuait, et je dus la finir sans avoir conscience de ce que je faisais. Quand je rentrai dans la coulisse, égarée et tremblante, je n’avais pas la force de questionner ; mon père accourut pour me dire : « Ce n’est rien, il va mieux, une toute petite blessure à la tête, le médecin est là et le chirurgien aussi. » Mais je voyais à l’air troublé et consterné des autres personnes, que mon père me trompait et que quelque chose de grave était arrivé.

Enfin, la pièce finie, je cours au foyer et j’y trouve le blessé immobile et pâle comme s’il était mort, étendu sur un divan. L’ami qui l’avait amené et deux médecins étaient là, ainsi que d’autres personnes empressées à les aider. Je les pousse, je les écarte, et je viens tomber à genoux auprès du blessé. Alors seulement, je vois qu’il est vivant et qu’il a repris connaissance, car il me regarde et m’adresse un faible sourire. On lui demande s’il souffre, il répond que non, et demande qu’on l’aide à se lever. Mais le médecin s’y oppose, et donne des ordres pour qu’on le laisse seul avec son confrère et deux femmes de service, disant au malade que ce n’est pas grave pourvu qu’il se tienne absolument tranquille ; mais nous faisant bien comprendre par ses regards qu’il ne répond de rien et ne peut se prononcer.

Mon père m’emmène dans la loge, et répondant à mes questions, m’apprend que ce jeune duc est du Dauphiné, veuf depuis un an, habitant ses terres et de passage à …, où il ne connaissait que le propriétaire du théâtre, chez lequel il était descendu peu de jours auparavant. Aussitôt rhabillée, je veux retourner au foyer. M. Fiori s’y oppose. Le médecin ne veut ni bruit ni mouvement autour du malade.

— Je ne ferai aucun bruit, dis-je, je ne remuerai pas ; mais je veux être là, je ne le quitterai pas tant qu’il sera en danger.

Mon père refuse, il veut que j’aille me coucher et que je dorme, car je danse encore le lendemain. Alors j’entre en ré-