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puisque vous me demandez la permission de me parler de l’avenir et que je dois vous refuser, c’est-à-dire vous supplier de ne m’en parler jamais. Je vous ai caché le secret de ma vie, et si ma pauvre jeune compagne eût vécu, je ne vous l’aurais jamais révélé. Les peines du mariage s’aggravent par la constatation absolue qu’on en fait sur soi-même en les confiant, fût-ce à son propre père. Après le mien, vous êtes certainement mon meilleur ami. Eh bien, je ne vous ai rien dit, et lui, il est mort sans rien savoir et me croyant heureux. Je ne me pardonnerais pas d’avoir assombri ses derniers jours par l’aveu de la vérité.

Comment il m’a élevé, vous le savez ; vous y avez concouru en vous chargeant de m’instruire. L’homme qu’à vous deux vous avez fait de moi, au fond de ce cher pays sauvage et de ce triste manoir où j’ai tant souffert et dont je ne veux plus sortir, ni lui ni vous ne l’avez connu. Ma confession serait longue et vous ne la comprendriez pas toute ; je ne vous dirai que ce qui fait l’objet de vos interrogations.

Mon ami, ne faites pas fausse route ; ce n’est pas la crainte de ne pas retrouver le bonheur que j’ai goûté qui me fait repousser le mariage. C’est la crainte justement d’en retrouver un semblable.

Et je le retrouverais à coup sûr, ce bonheur amer et troublé, car toute la faute vient de moi, et comme je me suis trompé, je me tromperais encore. On se modifie, on ne se change pas.

Vous n’avez pas connu Mme  d’Autremont, vous m’aviez quitté presque à la veille de mon mariage. J’étais beaucoup trop jeune et trop écrasé par la volonté bénie de mon père pour savoir où j’allais. Je n’avais que vingt ans, je n’avais aucune notion de la nature intellectuelle et morale de la femme. J’avais perdu ma mère dès mes premières années, et j’étais aussi pur que la jeune fille dont je devenais l’époux. La passion avait couvé en moi dans les ténèbres de l’entendement. Nul ne m’avait dit ce que l’amour doit développer en nous de délicatesse et de grandeur. On m’avait interdit de rien chercher, de rien deviner. Vous-même… mais je ne vous fais pas de reproche, mon ami. Vous ne saviez pas non plus ! Vous aviez vécu calme et sans combat, vous ne pouviez m’apprendre ce que vous ignoriez ; mon père