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être certain que vous tiendrez parole. Mais si mon jeune architecte a tout profit à recueillir de vos généreuses intentions, en sera-t-il de même pour vous ? S’il peut suffire d’être honnête et intelligent pour mériter de devenir le compagnon et l’ami d’un homme tel que vous, dans la vie changeante et mêlée d’une grande ville, il en va tout autrement dans le tête-à-tête prolongé d’une retraite comme la vôtre.

Juste Odoard ne s’y ennuiera pas, parce qu’il sera occupé et qu’il aime le travail avec passion ; mais il gardera, de la contention d’esprit de ses laborieuses journées, une certaine animation, bonne ou mauvaise, qui cadrera peut-être fort mal avec le calme de vos habitudes de recueillement. Il est trop bien élevé pour être exubérant ou fantasque, mais il est beaucoup plus en dehors que vous, et peut-être vous blessera-t-il sans le savoir en voulant vous faire partager des idées ou seulement des appréciations qui ne sont pas les vôtres. Par exemple, je le crois beaucoup plus partisan des doctrines libérales que nous ne le sommes, vous et moi. Peut-être même est-il républicain, et s’il s’est abstenu de jamais discuter avec moi, il est possible que ce soit par pure déférence. Il ne se permettra, je crois, jamais de discuter vos principes si vous ne l’y encouragez pas. Mais s’il est et votre compagnon et votre ami, vous le lui permettrez, et, en supposant que vous n’ayez jamais à rompre que des lances courtoises, ce sera pour vous un trouble intérieur, une sorte d’ébranlement de votre air vital qui vous amusera peut-être durant quelques jours, mais qui risque de vous devenir insupportable, et qui sait ? malsain. — En outre, ce jeune homme a des passions probablement, et il comprendra difficilement que vous mettiez un frein religieux aux vôtres. Que vous dirai-je ? Je le crois excellent et aussi pur que le permet la vie du siècle ; mais c’est un ouvrier qui bâtit des églises et des chapelles sans se soucier beaucoup, je le crains, de l’idée qu’on y vénère. Vous n’êtes point habitué à la discussion et je sais que vous ne l’aimez pas. Laisserez-vous battre en brèche vos plus chers principes, et si vous ne pouvez vous y résoudre, car cela est impossible à qui porte en soi la flamme de la croyance, ne regretterez-vous pas le temps perdu à repousser de vains sophismes ?