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— Je ne demande pas mieux, papa Champorel, car je vois bien que votre volonté est toujours de procurer du bien-être aux autres.

— C’est bien cela ; monsieur a compris. À présent, voilà le souper. Restez dans l’antichambre, mes enfants, je servirai monsieur.

Si j’avais écouté mon premier mouvement, j’aurais prié ce bon vieux de s’asseoir en face de moi et de partager mon repas. Mais je l’eusse probablement scandalisé. Je dus me laisser servir par ce petit fantôme de grand-père, fluet, propret, joli avec sa figure anguleuse bien dessinée, ses petits yeux noirs perçants, éclairant sa face pâle, et ses fines mèches de cheveux d’argent voltigeant sur un crâne d’ivoire poli. Souper exquis, vins délicieux, café presque égal au tien. On vit ici sur un grand pied. J’ai déjà peur d’y engraisser.

J’aurais volontiers fêté la dive bouteille, j’avais chaud et soif, et je n’avais que mon lit à gagner pour dormir comme un loir, mais la présence du père Champorel me rappelait à moi-même et je n’ai pas dérogé à mes habitudes de sobriété. Le vieux renard m’observait et fit la remarque que j’étais aussi petit buveur que M.  le duc. Je n’étais pas fâché d’avoir quelques détails sur le compte du châtelain, et le Champorel ne demandait qu’à causer. Je vis bientôt que quand il s’agissait de son maître, il était inépuisable et voici ce que j’ai appris :

M.  d’Autremont a été marié à vingt ans et veuf à vingt-un. Il a aimé sa femme qui ne l’aimait pas. Elle l’eût rendu malheureux. M.  Champorel ne la regrette point, bien que son maître, qui a un cœur d’or, l’ait longtemps pleurée.

Je savais déjà que M.  de Sainte-Fauste a été le gouverneur du jeune duc. « M.  de Sainte-Fauste, — c’est Champorel qui parle, — est un parfait honnête homme, de mœurs pures et très attaché à ses élèves ; mais il n’était pas, pour l’intelligence, à la hauteur de M.  le duc. Il a la dévotion étroite, tandis que M.  le duc avait la piété ardente. Il a trop pesé sur l’esprit de l’enfant. Il lui disait tout et ne le laissait rien imaginer. Il lui expliquait la nature et l’histoire à son point de vue. Depuis, M.  le duc a étudié seul et juge autrement. Il s’est absorbé dans les livres et abîmé dans ses ré-