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avant de m’épouser ; vous auriez vu que je suis une femmelette, et vous m’eussiez laissée chez moi d’où je ne demandais pas à sortir »

Pouvais-je lui répondre qu’elle avait tort de pas vouloir s’élever au niveau de l’homme supérieur qui lui avait fait l’honneur de la choisir ? Pouvais-je lui avouer que j’avais eu tort de l’accepter de la main de mon père sans la connaître, ou que mon père avait eu tort de croire que tout s’arrange pour le mieux dans le mariage, sans que personne s’en mêle, pourvu que les convenances sociales aient été consultées ?

Quelqu’un avait eu tort, sans aucun doute ; mais le pire de tous les torts c’eût été de se plaindre. Je me renfermai dans le silence et j’essayai de la distraire et de la promener comme un enfant qu’il faut amuser à tout prix. Elle mourait d’envie de monter à cheval ; je l’accompagnai dans ses excursions que je trouvais cruellement trop longues, car il me fallait laisser seul mon pauvre père habitué à ma société et à mes soins de tous les instants. Il ne se plaignait pas ; il m’exhortait au contraire à distraire ma femme ; mais ces absences le tuaient et je vis qu’il dépérissait rapidement. Alors je restai près de lui et ma femme sortit seule.

Ce n’étaient que des promenades dans le parc avec notre vieux ami Clairac pour écuyer. Mais je dus, au bout de peu de jours, la prier de s’en abstenir. Le médecin avait déclaré qu’elle était enceinte. Elle me promit de ne pas s’exposer à un accident. Mais au moment où, dans la joie de mon âme, j’étais prêt à lui rendre toute la ferveur de mon premier amour, elle fondit en larmes ; c’est la seule fois que je l’ai vue pleurer. Elle regrettait sa liberté, les voyages que je lui avais promis ; elle se révoltait contre l’esclavage absolu que sa situation allait lui imposer pendant deux ou trois ans peut-être !

Je dévorai encore cette amertume et je dus trouver des consolations pour cette douleur. Je m’imposai de lui cacher la joie que j’éprouvais, mais je courus en faire part à mon père. Je le trouvai si pâle que j’en fus effrayé. Il me dit qu’il venait d’éprouver un peu de défaillance, mais que ce n’était rien. Il écouta la bonne nouvelle que je lui annonçais en souriant, et en même