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de moi en faisant semblant de vous souvenir vaguement de la belle Laure de Larnac. Tenez, vous êtes un de ceux qui l’ont demandée en mariage, et, repoussé comme tant d’autres, vous n’avez pu l’oublier. Vous espérez qu’à présent…

— Ta ta ta ! quelle imagination vous avez ! dit d’Argères. Vous êtes un bas bleu, doña Antonia Muiron ! vous faites des romans. Eh bien, je vais vous en conter un qui est la vérité.

» J’avais un ami, un pauvre ami sentimental, romanesque comme vous. Il n’était pas riche, il n’était pas beau. Il avait du talent, il était dans les seconds violons à l’Opéra ; il était de la société des concerts au Conservatoire. C’est là qu’il vit la belle Laure, et que, sans la connaître, sans rien espérer, sans oser seulement lui faire pressentir son amour, il conçut pour elle une de ces belles passions qu’on trouve dans les livres et quelquefois aussi dans la réalité. Il me la montra, cette charmante fille ; il me la nomma, car il savait son nom par M. Habeneck, et je crois que c’est tout ce qu’il savait d’elle. Il la dévorait des yeux ; il voyait bien qu’il y avait tout un monde entre elle et lui. Il n’espérait et n’essayait rien. Il vivait heureux dans sa muette contemplation. Il était ainsi fait. C’était un esprit nuageux : il était Allemand.

» Il la perdit de vue ; il l’oublia. Il en aima une autre, deux autres, trois ou quatre, peut-être, de la même façon.