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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

patient comme un véritable serf bohémien. Cette vie tragique, où la destinée l’avait jeté, n’était pas faite pour lui ; et en accomplissant des actes d’énergie et de vengeance, il éprouvait l’horreur du remords et les terreurs de la dévotion. Consuelo le détourna de ses pensées lugubres, pour donner peut-être aussi le change aux siennes propres. Elle aussi s’était armée cette nuit-là pour le meurtre. Elle aussi avait frappé et fait couler quelques gouttes du sang de la victime impure. Une âme droite et pieuse ne saurait aborder la pensée et concevoir la résolution de l’homicide sans maudire et déplorer les circonstances qui placent l’honneur et la vie sous la sauvegarde du poignard. Consuelo était navrée et atterrée, et elle n’osait plus se dire que sa liberté méritât d’être achetée au prix du sang, même de celui d’un scélérat.

« Mon pauvre Karl, dit-elle, nous avons fait l’office du bourreau cette nuit ! cela est affreux. Console-toi par l’idée que nous n’avions ni résolu ni prévu ce à quoi la nécessité nous a poussés. Parle-moi de ce seigneur qui a travaillé si généreusement à ma délivrance. Tu ne le connais donc pas ?

— Nullement, Signora, je l’ai vu ce soir pour la première fois, et je ne sais pas son nom.

— Mais où nous mène-t-il, Karl ?

— Je ne sais pas, Signora. Il m’est défendu de m’en informer ; et je suis même chargé, d’autre part, de vous dire que si vous faisiez en route la moindre tentative pour savoir où vous êtes et où vous allez, on serait forcé de vous abandonner en chemin. Il est certain qu’on ne nous veut que du bien : je suis donc résolu, pour ma part, à me laisser conduire comme un enfant.

— As-tu vu la figure de ce seigneur ?

— Je l’ai aperçue, au reflet d’une lanterne, au moment où je vous déposais dans la barque. C’est une belle figure, Signora, je n’en ai jamais vu de plus belle. On dirait un roi.

— Rien que cela, Karl ? Est-il jeune ?

— Quelque chose comme trente ans.

— Quelle langue te parle-t-il ?

— Le franc bohême, la vraie langue du chrétien ! Il ne m’a dit que quatre ou cinq mots. Mais quel plaisir cela m’eût fait de les entendre dans ma langue… si ce n’eût été dans un vilain moment ! « Ne le tue pas, c’est inutile. » Oh ! il se trompait, c’était grandement nécessaire, n’est-ce pas, Signora ?

— Qu’a-t-il dit, lui, quand tu as pris ce terrible parti ?

— Je crois, Dieu me pardonne ! qu’il ne s’en est pas aperçu. Il s’était jeté au fond de la barque où vous étiez comme morte ; et, dans la crainte que vous ne fussiez atteinte de quelque coup, il vous faisait un rempart de son corps. Et quand nous nous sommes trouvés en sûreté, en pleine eau, il vous a soulevée dans ses bras, il vous a enveloppée d’un bon manteau qu’il avait apporté pour vous apparemment, et il vous soutenait contre son cœur, comme une mère qui tient son enfant. Oh ! il paraît grandement vous chérir, Signora ! Il est impossible que vous ne le connaissiez pas.

— Je le connais peut-être, mais puisque je n’ai pu venir à bout d’apercevoir son visage !…

— Voilà qui est singulier, qu’il se cache de vous ! Au reste, rien ne doit étonner de la part de ces gens-là.

— Quelles gens, dis-moi ?

— Ceux qu’on appelle les chevaliers, les masques noirs, les invisibles. Je n’en sais pas plus long que vous sur leur compte, Signora, bien que depuis deux mois ils me conduisent par la lisière et me mènent pas à pas à vous secourir et à vous sauver. »

Le bruit amorti du galop des chevaux sur l’herbe se fit entendre. En deux minutes, l’attelage fut renouvelé, ainsi que le postillon qui n’appartenait pas à l’ordonnance royale, et qui échangea à l’écart quelques paroles rapides avec l’inconnu. Celui-ci vint présenter la main à Consuelo, qui rentra avec lui dans la voiture. Il s’y assit au fond, à la plus grande distance d’elle possible ; mais il n’interrompit le silence solennel de la nuit que pour faire sonner deux heures à sa montre. Le jour était encore loin de paraître, quoiqu’on entendît le chant de la caille dans les bruyères et l’aboiement lointain des chiens de ferme. La nuit était magnifique, la constellation de la grande ourse s’élargissait en se renversant sur l’horizon. Le roulement de la voiture étouffa les voix harmonieuses de la campagne, et on tourna le dos aux grandes étoiles boréales. Consuelo comprit qu’elle marchait vers le sud. Karl, sur le siège de la voiture, s’efforçait de repousser le spectre de Mayer, qu’il croyait voir flotter à tous les carrefours de la forêt, au pied des croix, ou sous les grands sapins des futaies. Il ne songeait donc guère à remarquer vers quelles régions sa bonne ou sa mauvaise étoile le dirigeait.

XXI.

La Porporina, jugeant que c’était un parti pris, chez son compagnon, de ne point échanger une seule parole avec elle, crut ne pouvoir mieux faire que de respecter le voeu bizarre qu’il semblait observer, à l’exemple des antiques chevaliers errants. Pour échapper aux sombres images et aux tristes réflexions que le récit de Karl lui suggérait, elle s’efforça de ne penser qu’à l’avenir inconnu qui s’ouvrait devant elle ; et peu à peu elle tomba dans une rêverie pleine de charmes. Peu d’organisations privilégiées ont seules le don de commander à leur pensée dans l’état d’oisiveté contemplative. Consuelo avait eu souvent, et principalement durant les trois mois d’isolement qu’elle venait de passer à Spandaw, l’occasion d’exercer cette faculté, accordée d’ailleurs, moins aux heureux de ce monde qu’à ceux qui disputent leur vie au travail, aux persécutions et aux dangers. Car il faut bien reconnaître le mystère providentiel des grâces d’état ; sans quoi la force et la sérénité de certains infortunés paraîtrait impossible à ceux qui n’ont guère connu le malheur.

Notre fugitive se trouvait, d’ailleurs, dans une situation assez bizarre pour donner lieu à beaucoup de châteaux en Espagne. Ce mystère qui l’enveloppait comme un nuage, cette fatalité qui l’attirait dans un monde fantastique, cette sorte d’amour paternel qui l’environnait de miracles, c’en était bien assez pour charmer une jeune imagination riche de poésie. Elle se rappelait ces paroles de l’Écriture que, dans ses jours de captivité, elle avait mises en musique.

« J’enverrai vers toi un de mes anges qui te portera dans ses bras, afin que ton pied ne heurte point la pierre. ..........

« Je marche dans les ténèbres, et j’y marche sans crainte, parce que le Seigneur est avec moi. »

Ces mots avaient désormais un sens plus clair et plus divin pour elle. Dans un temps où l’on ne croit plus à la révélation directe et à la manifestation sensible de la Divinité, la protection et le secours du ciel se traduisent sous la forme d’assistance, d’affection et de dévouement de la part de nos semblables. Il y a quelque chose de si doux à abandonner la conduite de sa propre destinée à qui nous aime, et à se sentir, pour ainsi dire, porté par autrui ! C’est un bonheur si grand qu’il nous corromprait vite, si nous ne nous combattions nous-mêmes pour ne pas en abuser. C’est le bonheur de l’enfant, dont les songes dorés ne sont troublés, sur le sein maternel, par aucune des appréhensions de la vie réelle.

Ces pensées, qui se présentaient comme un rêve à Consuelo, au sortir subit et imprévu d’une existence si cruelle, la bercèrent d’une sainte volupté, jusqu’à ce que le sommeil vînt les noyer et les confondre dans cette sorte de repos de l’âme et du corps qu’on pourrait appeler un néant senti et savouré. Elle avait totalement oublié la présence de son muet compagnon de voyage, lorsqu’elle se réveilla tout près de lui, la tête appuyée sur son épaule. Elle ne pensa pas d’abord à se déranger ; elle venait de rêver qu’elle voyageait en charrette avec sa mère, et le bras qui la soutenait lui semblait être