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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

à travers les corridors de cette partie de la citadelle où se trouvaient logés les fonctionnaires initiés à leur complot. Ils s’avançaient sans obstacles, lorsque tout à coup ils se trouvèrent face à face avec l’adjudant Nanteuil, autrement dit, l’ex-recruteur Mayer. Consuelo se crut perdue ; mais Karl l’empêcha de prendre la fuite en lui disant : « Ne craignez rien, Signora, monsieur l’adjudant est dans vos intérêts. »

« — Arrêtez-vous ici, leur dit Nanteuil à la hâte ; il y a une anicroche. L’adjudant Weber ne s’est-il pas avisé de venir souper dans notre quartier avec ce vieux imbécile de lieutenant ? Ils sont dans la salle que vous êtes obligés de traverser. Il faut trouver un moyen de les renvoyer. Karl, retournez vite à votre faction, on pourrait s’apercevoir trop tôt de votre absence. J’irai vous chercher quand il sera temps. Madame va entrer dans ma chambre. Gottlieb va venir avec moi. Je prétendrai qu’il est en somnambulisme ; mes deux nigauds courront après lui pour le voir, et quand la salle sera évacuée, j’en prendrai la clef pour qu’ils n’y reviennent pas. »

Gottlieb, qui ne se savait pas somnambule, ouvrit de gros yeux ; mais Karl lui ayant fait signe d’obéir, il obéit aveuglément. Consuelo éprouvait une insurmontable répugnance à entrer dans la chambre de Mayer.

« Que craignez-vous de cet homme ? lui dit Karl à voix basse. Il a une trop grosse somme à gagner pour songer à vous trahir. Son conseil est bon : je retourne sur le bastion. Trop de hâte nous perdrait.

— Trop de sang-froid et de prévoyance pourrait bien nous perdre aussi », pensa Consuelo. Néanmoins elle céda. Elle avait une arme sur elle. En traversant la cuisine de Schwartz, elle s’était emparée d’un petit couperet dont la compagnie la rassurait un peu. Elle avait remis à Karl son argent et ses papiers, ne gardant sur elle que son crucifix, qu’elle n’était pas loin de regarder comme une amulette.

Mayer l’enferma dans sa chambre pour plus de sûreté, et s’éloigna avec Gottlieb. Au bout de dix minutes, qui parurent un siècle à Consuelo, Nanteuil revint la trouver, et elle remarqua avec terreur qu’il refermait la porte sur lui et mettait la clef dans sa poche.

« Signora, lui dit-il en italien, vous avez encore une demi-heure à patienter. Les drôles sont ivres, et ne lèveront le siège que quand l’horloge sonnera une heure ; alors le gardien qui a le soin de ce quartier les mettra dehors.

— Et qu’avez-vous fait de Gottlieb, monsieur ?

— Votre ami Gottlieb est en sûreté derrière un tas de fagots où il pourra bien s’endormir ; mais il n’en marchera peut-être que mieux pour vous suivre.

— Karl sera averti, n’est-il pas vrai ?

— À moins que je ne veuille le faire pendre, répondit l’adjudant avec une expression qui parut diabolique à Consuelo, je n’aurai garde de le laisser là. Êtes-vous contente de moi, Signora ?

— Je ne suis pas à même de vous prouver maintenant ma gratitude, monsieur, répondit Consuelo avec une froideur dont elle s’efforçait en vain de dissimuler le dédain, mais j’espère m’acquitter bientôt honorablement envers vous.

— Pardieu, vous pouvez vous acquitter tout de suite (Consuelo fit un mouvement d’horreur) en me témoignant un peu d’amitié, ajouta Mayer d’un ton de lourde et grossière cajolerie. Là, voyons, si je n’étais pas un mélomane passionné… et si vous n’étiez pas une si jolie personne, je serais bien coupable de manquer ainsi à mes devoirs pour vous faire évader. Croyez-vous que ce soit l’attrait du gain qui m’ait porté à cela ? Baste ! je suis assez riche pour me passer de vous autres, et le prince Henry n’est pas assez puissant pour me sauver de la corde ou de la prison perpétuelle, si je suis découvert. Dans tous les cas, ma mauvaise surveillance va entraîner ma disgrâce, ma translation dans une forteresse moins agréable, moins voisine de la capitale… Tout cela exige bien quelque consolation. Allons, ne faites pas tant la fière. Vous savez bien que je suis amoureux de vous. J’ai le cœur tendre, moi ! Ce n’est pas une raison pour abuser de ma faiblesse ; vous n’êtes pas une religieuse, une bigote, que diable ! Vous êtes une charmante fille de théâtre, et je parie bien que vous n’avez pas fait votre chemin dans les premiers emplois sans faire l’aumône d’un peu de tendresse à vos directeurs. Pardieu ! si vous avez chanté devant Marie-Thérèse, comme on le dit, vous avez traversé le boudoir du prince de Kaunitz. Vous voici dans un appartement moins splendide ; mais je tiens votre liberté dans mes mains, et la liberté est plus précieuse encore que la faveur d’une impératrice.

— Est-ce une menace, monsieur ? répondit Consuelo pâle d’indignation et de dégoût.

— Non, c’est une prière, belle Signora.

— J’espère que ce n’est pas une condition ?

— Nullement ! Fi donc ! Jamais ! ce serait une indignité », répondit Mayer avec une impudente ironie, en s’approchant de Consuelo les bras ouverts.

Consuelo, épouvantée, s’enfuit au bout de la chambre. Mayer l’y suivit. Elle vit bien qu’elle était perdue si elle ne sacrifiait l’humanité à l’honneur ; et, subitement inspirée par la terrible fierté des femmes espagnoles, elle reçut l’étreinte de l’ignoble Mayer en lui enfonçant quelques lignes de couteau dans la poitrine. Mayer était fort gras, et la blessure ne fut pas dangereuse ; mais en voyant son sang couler, comme il était aussi lâche que sensuel, il se crut mort, et alla tomber en défaillance, le ventre sur son lit, en murmurant : « Je suis assassiné ! je suis perdu ! » Consuelo crut l’avoir tué, et faillit s’évanouir elle-même. Au bout de quelques instants de terreur silencieuse, elle osa pourtant s’approcher de lui, et, le voyant immobile, elle se hasarda à ramasser la clef de la chambre, qu’il avait laissée tomber à ses pieds. À peine la tint-elle, qu’elle sentit renaître son courage ; elle sortit sans hésitation, et s’élança au hasard dans les galeries. Elle trouva toutes les portes ouvertes devant elle, et descendit un escalier sans savoir où il la conduirait. Mais ses jambes fléchirent lorsqu’elle entendit retentir la cloche d’alarme, et peu après le roulement du tambour, et ce canon qui l’avait émue si fort la nuit où le somnambulisme de Gottlieb avait causé une alerte. Elle tomba à genoux sur les dernières marches, et joignant les mains, elle invoqua Dieu pour le pauvre Gottlieb et pour le généreux Karl. Séparée d’eux après les avoir laissés s’exposer à la mort pour elle, elle ne se sentit plus aucune force, aucun désir de salut. Des pas lourds et précipités retentissaient à ses oreilles, la clarté des flambeaux jaillissait devant ses yeux effarés, et elle ne savait déjà plus si c’était la réalité ou l’effet de son propre délire. Elle se laissa glisser dans un coin, et perdit tout à fait connaissance.

XX.

Lorsque Consuelo reprit connaissance, elle éprouva un bien-être incomparable, sans pouvoir se rendre compte ni du lieu où elle était, ni des événements qui l’y avaient amenée. Elle était couchée en plein air ; et, sans ressentir aucunement le froid de la nuit, elle voyait librement les étoiles briller dans le ciel vaste et pur. À ce coup d’œil enchanteur succéda bientôt la sensation d’un mouvement assez rapide, mais souple et agréable. Le bruit de la rame qui s’enfonçait dans l’eau, à intervalles rapprochés, lui fit comprendre qu’elle était dans une barque, et qu’elle traversait l’étang. Une douce chaleur pénétrait ses membres ; et il y avait, dans la placidité des eaux dormantes où la brise agitait de nombreux herbages aquatiques, quelque chose de suave qui rappelait les lagunes de Venise, dans les belles nuits du printemps. Consuelo souleva sa tête alanguie, regarda autour d’elle, et vit deux rameurs faisant force de bras chacun à une extrémité de la barque. Elle chercha des yeux la citadelle, et la vit déjà loin, sombre comme une montagne de pierre, dans le cadre transparent de l’air et de l’onde. Elle se dit qu’elle était sauvée ; mais aussitôt