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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

Mayer reparaît, je risque tout ; s’il continue à m’oublier, et que je n’aie pas de meilleure garantie que l’avertissement d’un inconnu, je reste.

Le 13. — « Oh ! décidément, je me fie à la destinée, à la Providence, qui m’envoie des secours inespérés. Je pars, je m’appuie sur le bras puissant qui me couvre de son égide !… En me promenant, ce matin, sur l’esplanade, où je me suis risquée, dans l’espérance de recevoir des esprits qui m’environnent quelque nouvelle révélation, j’ai regardé sur le bastion où se tient le factionnaire. Ils étaient deux, un qui montait la garde, l’arme au bras ; un autre qui allait et venait, comme s’il eût cherché quelque chose. La grande taille de ce dernier attirait mon attention ; il me semblait qu’il ne m’était pas inconnu. Mais je ne devais le regarder qu’à la dérobée, et à chaque tour de promenade, il fallait lui tourner le dos. Enfin, dans un moment où j’allais vers lui, il vint aussi vers nous, comme par hasard ; et, quoiqu’il fût sur un glacis beaucoup plus élevé que le nôtre, je le reconnus complétement. Je faillis laisser échapper un cri. C’était Karl le Bohémien, le déserteur que j’ai sauvé des griffes de Mayer, dans la forêt de Bohême ; le Karl que j’ai revu ensuite à Roswald, en Moravie, chez le comte Hoditz, et qui m’a sacrifié un projet de vengeance formidable… C’est un homme qui m’est dévoué, corps et âme, et dont la figure sauvage, le nez épaté, la barbe rouge et les yeux de faïence m’ont semblé aujourd’hui beaux comme les traits de l’ange Gabriel.

« — C’est lui ! me disait Gottlieb tout bas, c’est l’émissaire des Invisibles, un Invisible lui-même, j’en suis certain ! du moins il le serait s’il le voulait. C’est votre libérateur, c’est celui qui vous fera sortir d’ici, la nuit prochaine. »

« Mon cœur battait si fort, que je pouvais à peine me soutenir ; des larmes de joie s’échappaient de mes yeux. Pour cacher mon émotion à l’autre factionnaire, je m’approchai du parapet, en m’éloignant du bastion, et je feignis de contempler les herbes du fossé. Je voyais pourtant à la dérobée Karl et Gottlieb échanger, sans trop de mystère, des paroles que je n’entendais pas. Au bout de quelques instants, Gottlieb revint près de moi, et me dit rapidement :

« — Il va descendre ici, il va entrer chez nous et y boire une bouteille de vin. Feignez de ne pas faire attention à lui. Mon père est sorti. Pendant que ma mère ira chercher le vin à la cantine, vous rentrerez dans la cuisine, comme pour remonter chez vous, et vous pourrez lui parler un instant. »

« En effet, lorsque Karl eut causé quelques minutes avec madame Schwartz, qui ne dédaigne pas de faire rafraîchir à son profit les vétérans de la citadelle, je vis Gottlieb paraître sur le seuil. Je compris que c’était le signal. J’entrai, je me trouvai seule avec Karl. Gottlieb avait suivi sa mère à la cantine. Le pauvre enfant ! il semble que l’amitié lui ait révélé tout à coup la ruse et la présence d’esprit nécessaire à la pratique des choses réelles. Il fit à dessein mille gaucheries, laissa tomber la bougie, impatienta sa mère, et la retint assez longtemps pour que je puisse m’entendre avec mon sauveur.

« — Signora, me dit Karl, me voilà ! vous voici donc enfin ! J’ai été repris par les recruteurs, c’était dans ma destinée. Mais le roi m’a reconnu et m’a fait grâce, à cause de vous peut-être. Puis, il m’a permis de m’en aller, en me promettant même de l’argent, que d’ailleurs il ne m’a pas donné. Je m’en retournais au pays, quand j’ai appris que vous étiez ici. J’ai été trouver un fameux sorcier pour savoir comment je devais m’y prendre pour vous servir. Le sorcier m’a envoyé au prince Henry, et le prince Henry m’a renvoyé à Spandaw. Il y a autour de nous des gens puissants que je ne connais pas, mais qui travaillent pour vous. Ils n’épargnent ni l’argent, ni les démarches, je vous assure ! Enfin, tout est prêt. Demain soir, les portes s’ouvriront d’elles-mêmes devant nous. Tout ce qui pourrait nous barrer le passage est gagné. Il n’y a que les Schwartz qui ne soient pas dans nos intérêts. Mais ils auront demain le sommeil plus lourd que de coutume, et quand ils s’éveilleront, vous serez déjà loin. Nous enlevons Gottlieb, qui demande à vous suivre. Je décampe avec vous, nous ne risquons rien, tout est prévu. Soyez prête, Signora, et maintenant retournez sur l’esplanade, afin que la vieille ne vous trouve pas ici. »

« Je n’exprimai ma reconnaissance à Karl que par des pleurs, et je courus les cacher au regard inquisiteur de madame Schwartz.

« Ô mes amis, je vous reverrai donc ! je vous presserai donc dans mes bras ! J’échapperai encore une fois à l’affreux Mayer ! Je reverrai l’étendue des cieux, les riantes campagnes, Venise, l’Italie ; je chanterai encore, je retrouverai des sympathies ! Oh ! cette prison a retrempé ma vie et renouvelé mon cœur qui s’éteignait dans la langueur de l’indifférence. Comme je vais vivre, comme je vais aimer, comme je vais être pieuse et bonne !

« Et pourtant, énigme profonde du cœur humain ! je me sens terrifiée et presque triste à l’idée de quitter cette cellule où j’ai passé trois mois dans un effort perpétuel de courage et de résignation, cette esplanade où j’ai promené tant de mélancoliques rêveries, ces vieilles murailles qui paraissaient si hautes, si froides, si sereines au clair de la lune ! Et ce grand fossé dont l’eau morne était d’un si beau vert, et ces milliers de tristes fleurs que le printemps avait semées sur ses rives ! Et mon rouge-gorge surtout ! Gottlieb prétend qu’il nous suivra ; mais à cette heure-là, il sera endormi dans le lierre, et ne s’apercevra pas de notre départ. Ô cher petit être ! puisses-tu faire la société et la consolation de celle qui me succédera dans cette cellule ! Puisse-t-elle te soigner et te respecter comme je l’ai fait !

« Allons ! je vais essayer de dormir pour être forte et calme demain. Je cachette ce manuscrit, que je veux emporter. Je me suis procuré, au moyen de Gottlieb, une nouvelle provision de papier, de crayons et de bougie, que je veux laisser dans ma cachette, afin que ces richesses inappréciables aux prisonniers fassent la joie de quelque autre après moi. »

Ici finissait le journal de Consuelo. Nous reprendrons le récit fidèle de ses aventures.

Il est nécessaire d’apprendre au lecteur que Karl ne s’était pas faussement vanté d’être aidé et employé par de puissants personnages. Ces chevaliers invisibles qui travaillaient à la délivrance de notre héroïne avaient répandu l’or à pleines mains. Plusieurs guichetiers, huit ou dix vétérans, et jusqu’à un officier, s’étaient engagés à se tenir coi, à ne rien voir, et, en cas d’alarme, à ne courir sus aux fugitifs que pour la forme. Le soir fixé pour l’évasion, Karl avait soupé chez les Schwartz, et, feignant d’être ivre, il les avait invités à boire avec lui. La mère Schwartz avait le gosier ardent comme la plupart des femmes adonnées à l’art culinaire. Son mari ne haïssait pas l’eau-de-vie de sa cantine, quand il la dégustait aux frais d’autrui. Une drogue narcotique, furtivement introduite par Karl dans le flacon, aida à l’effet du breuvage énergique. Les époux Schwartz regagnèrent leur lit avec peine, et y ronflèrent si fort, que Gottlieb, qui attribuait tout à des influences surnaturelles, ne manqua pas de les croire enchantés lorsqu’il s’approcha d’eux pour dérober les clefs ; Karl était retourné sur le bastion pour y faire sa faction. Consuelo arriva sans peine avec Gottlieb jusqu’à cet endroit, et monta intrépidement l’échelle de corde que lui jeta le déserteur. Mais le pauvre Gottlieb, qui s’obstinait à fuir avec elle malgré toutes ses remontrances, devint un grand embarras dans ce passage. Lui qui, dans ses accès de somnambulisme, courait comme un chat dans les gouttières, il n’était plus capable de faire agilement trois pas sur le sol le plus uni dès qu’il était éveillé. Soutenu par la conviction qu’il suivait un envoyé du ciel, il n’avait aucune peur, et se fût jeté sans hésitation en bas des remparts si Karl le lui eût conseillé. Mais sa confiance audacieuse ajoutait aux dangers de sa gaucherie. Il grimpait au hasard, dédaignant de rien voir et de rien calculer. Après avoir fait frissonner vingt fois Consuelo qui le crut vingt fois perdu, il atteignit enfin la plate-forme du bastion, et de là nos trois fugitifs se dirigèrent