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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

« Aussitôt que cet avis eut circulé dans la citadelle, l’émotion se calma peu à peu. Chaque geôlier avait eu le temps de faire sa ronde et de constater qu’aucun prisonnier n’avait disparu. Chacun retournait à son poste avec insouciance. Les officiers étaient enchantés de ce dénouement ; les soldats riaient de leur alarme ; madame Schwartz, hors d’elle-même, courait de tous côtés, et son mari explorait tristement le fossé, craignant que la commotion des coups de canon et de la fusillade n’y eût fait tomber le pauvre Gottlieb, réveillé en sursaut dans sa course périlleuse. Je le suivis dans cette exploration. Le moment eût été bon, peut-être, pour tenter de m’évader moi-même ; car il me sembla voir des portes ouvertes et des gens distraits ; mais je ne m’arrêtai pas à cette pensée, absorbée que j’étais par celle de retrouver le pauvre malade qui m’a témoigné tant d’affection.

« Cependant M. Schwartz, qui ne perd jamais tout à fait la tête, voyant poindre le jour, me pria de retourner chez moi, vu qu’il était tout à fait contraire à sa consigne de me laisser errer ainsi à des heures indues. Il me reconduisit, afin de me renfermer à clef ; mais le premier objet qui frappa mes regards en rentrant dans ma chambre fut Gottlieb, paisiblement endormi sur mon fauteuil. Il avait eu le bonheur de se réfugier là avant que l’alarme fût tout à fait répandue dans la forteresse, ou bien son sommeil avait été si profond et sa course si agile, qu’il avait pu échapper à tous les dangers. Je recommandai à son père de ne pas l’éveiller brusquement, et promis de veiller sur lui jusqu’à ce que madame Schwartz fût avertie de cette heureuse nouvelle.

« Lorsque je fus seule avec Gottlieb, je posai doucement la main sur son épaule, et lui parlant à voix basse, j’essayai de l’interroger. J’avais ouï dire que les somnambules peuvent se mettre en rapport avec des personnes amies et leur répondre avec lucidité. Mon essai réussit à merveille.

« — Gottlieb, lui dis-je, où as-tu donc été cette nuit ?

« — Cette nuit ? répondit-il ; il fait déjà nuit ? Je croyais voir briller le soleil du matin sur les toits.

« — Tu as donc été sur les toits ?

« — Sans doute. Le rouge-gorge, ce bon petit ange, est venu m’appeler à ma fenêtre ; je me suis envolé avec lui, et nous avons été bien haut, bien loin dans le ciel, tout près des étoiles, et presque dans la demeure des anges. Nous avons bien, en partant, rencontré Belzébuth qui courait sur les toitures et sur les parapets pour nous attraper. Mais il ne peut pas voler, lui ! parce que Dieu le condamne à une longue pénitence, et il regarde voler les anges et les oiseaux sans pouvoir les atteindre.

« — Et après avoir couru dans les nuages, tu es redescendu ici, pourtant ?

« — Le rouge-gorge m’a dit : Allons voir ma sœur qui est malade, et je suis revenu avec lui te trouver dans ta cellule.

« — Tu pouvais donc entrer dans ma cellule, Gottlieb ?

« — Sans doute, j’y suis venu plusieurs fois te veiller depuis que tu es malade. Le rouge-gorge vole les clefs sous le chevet de ma mère, et Belzébuth a beau faire, il ne peut pas la réveiller une fois que l’ange l’a endormie, en voltigeant invisible autour de sa tête.

« — Qui t’a donc enseigné à connaître si bien les anges et les démons ?

« — C’est mon maître ! répondit le somnambule avec un sourire enfantin où se peignit un naïf enthousiasme.

« — Et qui est ton maître ? lui demandai-je.

« — Dieu, d’abord, et puis… le sublime cordonnier !

« — Comment l’appelles-tu, ce sublime cordonnier ?

« — Oh ! c’est un grand nom ! mais il ne faut pas le dire, vois-tu ; c’est un nom que ma mère ne connaît pas. Elle ne sait pas que j’ai deux livres dans le trou de la cheminée. Un que je ne lis pas, et un autre que je dévore depuis quatre ans, et qui est mon pain céleste, ma vie spirituelle, le livre et la vérité, le salut et la lumière de l’âme.

« — Et qui a fait ce livre ?

« — Lui, le cordonnier de Gorlitz, Jacques Bœhm ! »

« Ici nous fûmes interrompus par l’arrivée de madame Schwartz, que j’eus bien de la peine à empêcher de se précipiter sur son fils pour l’embrasser. Cette femme adore sa progéniture : que ses péchés lui soient remis ! Elle voulut lui parler ; mais Gottlieb ne l’entendit pas, et je pus, seule, le déterminer à retourner à son lit, où l’on m’a assuré ce matin qu’il avait paisiblement continué son sommeil. Il ne s’est aperçu de rien, quoique son étrange maladie et l’alerte de cette nuit fassent aujourd’hui la nouvelle de tout Spandaw.

« Me voilà rentrée dans ma cellule après quelques heures d’une demi-liberté bien douloureuse et bien agitée. Je ne désire pas d’en ressortir à pareil prix. Pourtant j’aurais pu m’échapper peut-être !… Je ne songerai plus qu’à cela maintenant que je me sens ici sous la main d’un scélérat, et menacée de dangers pires que la mort, pires qu’une éternelle souffrance. J’y vais penser sérieusement désormais, et qui sait ? j’y parviendrai peut-être ! On dit qu’une volonté persévérante vient à bout de tout. Ô mon Dieu, protégez-moi !

Le 5 mai. — « Depuis ces derniers événements, j’ai vécu assez tranquille. J’en suis venue à compter mes jours de repos comme des jours de bonheur, et à rendre grâces à Dieu, comme dans la prospérité on le remercie pour des années écoulées sans désastre. Il est certain qu’il faut connaître le malheur pour sortir de cette ingratitude apathique où l’on vit ordinairement. Je me reproche aujourd’hui d’avoir laissé passer tant de beaux jours de mon insouciante jeunesse sans en sentir le prix et sans bénir la Providence qui me les accordait. Je ne me suis point assez dit, dans ce temps-là, que je ne les méritais pas, et c’est pour cela, sans doute, que je mérite un peu les maux dont je suis accablée aujourd’hui.

« Je n’ai pas revu cet odieux recruteur, devenu pour moi plus effrayant qu’il ne le fut sur les bords de la Moldaw, alors que je le prenais tout simplement pour un ogre, mangeur d’enfants. Aujourd’hui je vois en lui un persécuteur plus abominable et plus dangereux encore. Quand je songe aux prétentions révoltantes de ce misérable, à l’autorité qu’il exerce autour de moi, à la facilité qu’il peut avoir de s’introduire la nuit dans ma cellule, sans que les Schwartz, animaux serviles et cupides, voulussent peut-être me protéger contre lui, je me sens mourir de honte et de désespoir… Je regarde ces barreaux impitoyables qui ne me permettraient pas de m’élancer par la fenêtre. Je ne puis me procurer de poison, je n’ai pas même une arme pour m’ouvrir la poitrine… Cependant j’ai quelques motifs d’espoir et de confiance que je me plais à invoquer dans ma pensée, car je ne veux pas me laisser affaiblir par la peur. D’abord Schwartz n’aime pas l’adjudant, qui, à ce que j’ai pu comprendre, exploite avant lui les besoins et les désirs de ses prisonniers, en leur vendant, au grand préjudice de Schwartz, qui voudrait en avoir le monopole, un peu d’air, un rayon de soleil, un morceau de pain en sus de la ration, et autres munificences du régime de la prison. Ensuite ces Schwartz, la femme surtout, commencent à avoir de l’amitié pour moi, à cause de celle que me porte Gottlieb, et à cause de l’influence salutaire qu’ils disent que j’ai sur son esprit. Si j’étais menacée, ils ne viendraient peut-être pas à mon secours ; mais dès que je le serais sérieusement, je pourrais faire parvenir par eux mes plaintes au commandant de place. C’est un homme qui m’a paru doux et humain la seule fois que je l’ai vu… Gottlieb, d’ailleurs, sera prompt à me rendre ce service, et, sans lui rien expliquer, je me suis déjà concertée avec lui à cet effet. Il est tout prêt à porter une lettre que je tiens prête aussi. Mais j’hésite à demander secours avant le péril ; car mon ennemi, s’il cesse de me tourmenter, pourrait tourner en plaisanterie une déclaration que j’aurais eu la pruderie ridicule de prendre au sérieux. Quoi qu’il en soit, je ne dors que d’un œil, et j’exerce mes forces musculaires pour un pugilat, s’il en est besoin. Je soulève mes meubles, je raidis mes bras contre les barreaux de fer de ma fenêtre, j’endurcis mes mains en frappant contre les murailles. Quiconque me verrait faire ces exercices me croirait folle ou désespérée. Je m’y livre pourtant avec le plus triste sang-froid, et