Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
71
LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

de Prusse, et que, par l’ordre du roi, on me ménageait une entrevue avec elle, afin de nous épier et de surprendre les secrets d’État dont on croit qu’elle m’a fait la confidence. Dans cette pensée, je redoutais l’entrevue autant que je la désirais ; car j’ignore absolument ce qu’il peut y avoir de vrai dans cette prétendue conspiration dont on m’accuse d’être complice.

« Néanmoins, regardant comme de mon devoir de tout braver pour porter quelque secours moral à une compagne d’infortune, quelle qu’elle fût, je me mis à chanter à l’heure dite, pour les oreilles de fer-blanc de monsieur l’adjudant. Je chantai bien pauvrement : l’auditoire ne m’inspirait guère ; j’avais encore un peu de fièvre, et d’ailleurs je sentais bien qu’il ne m’écoutait que pour la forme ; peut-être même ne m’écoutait-il pas du tout. Quand onze heures sonnèrent, je fus prise d’une terreur assez puérile. Je m’imaginai que M. Mayer avait reçu l’ordre secret de se débarrasser de moi, et qu’il allait me tuer tout de bon, comme il me l’avait prédit sous forme d’agréable plaisanterie, aussitôt que je ferais un pas hors de ma cellule. Lorsque ma porte s’ouvrit, je tremblais de tous mes membres. Une vieille femme, fort malpropre et fort laide (beaucoup plus laide et plus malpropre encore que madame Schwartz), me fit signe de la suivre, et monta devant moi un escalier étroit et raide pratiqué dans l’intérieur du mur. Quand nous fûmes en haut, je me trouvai sur la plate-forme de la tour, à trente pieds environ au-dessus de l’esplanade où je me promène dans la journée, et à quatre-vingts ou cent pieds au-dessus du fossé qui baigne toute cette portion des bâtiments sur une assez longue étendue. L’affreuse vieille qui me guidait me dit de l’attendre là un instant, et disparut je ne sais par où. Mes inquiétudes s’étaient dissipées, et j’éprouvais un tel bien-être à me trouver dans un air pur, par un clair de lune magnifique, et à une élévation considérable qui me permettait de contempler enfin un vaste horizon, que je ne m’inquiétai pas de la solitude où on me laissait. Les grandes eaux mortes où la citadelle enfonce ses ombres noires et immobiles, les arbres et les terres que je voyais vaguement au loin sur le rivage, l’immensité du ciel, et jusqu’au libre vol des chauves-souris errantes dans la nuit, mon Dieu ! que tout cela me semblait grand et majestueux, après deux mois passés à contempler des pans de mur et à compter les rares étoiles qui passent dans l’étroite zone de firmament qu’on aperçoit de ma cellule ! Mais je n’eus pas le loisir d’en jouir longtemps. Un bruit de pas m’obligea de me retourner, et toutes mes terreurs se réveillèrent lorsque je me vis face à face avec M. Mayer.

« — Signora, me dit-il, je suis désespéré d’avoir à vous apprendre que vous ne pouvez pas voir la prisonnière numéro 2, du moins quant à présent. C’est une personne fort capricieuse, à ce qu’il me paraît. Hier, elle montrait le plus grand désir d’avoir de la société ; mais tout à l’heure, je viens de lui proposer la vôtre, et voici ce qu’elle m’a répondu : « La prisonnière numéro 3, celle qui chante dans la tour, et que j’entends tous les soirs ? Oh ! je connais bien sa voix, et vous n’avez pas besoin de me dire son nom. Je vous suis infiniment obligée de la compagne que vous voulez me donner. J’aimerais mieux ne revoir jamais âme vivante que de subir la vue de cette malheureuse créature. Elle est la cause de tous mes maux, et fasse le ciel qu’elle les expie aussi durement que j’expie moi-même l’amitié imprudente que j’ai eue pour elle ! » Voilà, signora, l’opinion de ladite dame sur votre compte. Reste à savoir si elle est méritée ou non ; cela regarde, comme on dit, le tribunal de votre conscience. Quant à moi, je ne m’en mêle pas, et je suis prêt à vous reconduire chez vous quand bon vous semblera.

« — Tout de suite, monsieur, répondis-je, extrêmement mortifiée d’avoir été accusée de trahison devant un misérable de l’espèce de celui-là, et ressentant au fond du cœur beaucoup d’amertume contre celle des deux Amélie qui me témoigne tant d’injustice ou d’ingratitude.

« — Je ne vous presse pas à ce point, reprit le nouvel adjudant. Vous me paraissez prendre plaisir à regarder la lune. Regardez-la donc tout à votre aise. Cela ne coûte rien, et ne fait de tort à personne. »

« J’eus l’imprudence de profiter encore un instant de la condescendance de ce drôle. Je ne pouvais pas me décider à m’arracher si vite au beau spectacle dont j’allais être privée peut-être pour toujours ; et malgré moi, le Mayer me faisait l’effet d’un méchant laquais trop honoré d’attendre mes ordres. Il profita de mon mépris pour s’enhardir à vouloir faire la conversation.

« — Savez-vous, signora, me dit-il, que vous chantez diablement bien ? Je n’ai rien entendu de plus fort en Italie, où j’ai pourtant suivi les meilleurs théâtres et passé en revue les premiers artistes. Où avez-vous débuté ? Depuis combien de temps courez-vous le pays ? Vous avez beaucoup voyagé ? »

« Et comme je feignais de ne pas entendre ses interrogations, il ajouta sans se décourager :

« — Vous voyagez quelquefois à pied, habillée en homme ? »

« Cette demande me fit tressaillir, et je me hâtai de répondre négativement. Mais il ajouta :

« Allons ! vous ne voulez pas en convenir ; mais moi, je n’oublie rien, et j’ai bien retrouvé dans ma mémoire une plaisante aventure que vous ne pouvez pas avoir oubliée non plus.

« — Je ne sais de quoi vous voulez parler, monsieur, repris-je en quittant les créneaux de la tour pour reprendre le chemin de ma cellule.

« — Un instant, un instant ! dit Mayer. Votre clef est dans ma poche, et vous ne pouvez pas rentrer comme cela sans que je vous reconduise. Permettez-moi donc, ma belle enfant, de vous dire deux mots…

« — Pas un de plus, monsieur ; je désire rentrer chez moi, et je regrette d’en être sortie.

«  — Pardine ! vous faites bien la mijaurée ! comme si on ne savait pas un peu de vos aventures ! Vous pensiez donc que j’étais assez simple pour ne pas vous reconnaître quand vous arpentiez le Bœhmer-Wald avec un petit brun pas trop mal tourné ? À d’autres ! J’enlevais bien le jouvenceau pour les armées du roi de Prusse ; mais la jouvencelle n’eût pas été pour son nez ; oui-da ! quoiqu’on dise que vous avez été de son goût, et que c’est pour avoir essayé de vous en vanter que vous êtes venue ici ! Que voulez-vous ? La fortune a des caprices contre lesquels il est fort inutile de regimber. Vous voilà tombée de bien haut ! mais je vous conseille de ne pas faire la fière et de vous contenter de ce qui se présente. Je ne suis qu’un petit officier de place, mais je suis plus puissant ici qu’un roi que personne ne connaît et que personne ne craint, parce qu’il y commande de trop haut et de trop loin pour y être obéi. Vous voyez bien que j’ai le pouvoir d’éluder la consigne et d’adoucir vos arrêts. Ne soyez pas ingrate, et vous verrez que la protection d’un adjudant vaut à Spandaw autant que celle d’un roi à Berlin. Vous m’entendez ? Ne courez pas, ne criez pas, ne faites pas de folies. Ce serait du scandale en pure perte ; je dirai ce que je voudrai, et vous, on ne vous croira pas. Allons, je ne veux pas vous effrayer. Je suis d’un naturel doux et compatissant. Seulement, faites vos réflexions ; et quand je vous reverrai, rappelez-vous que je puis disposer de votre sort, vous jeter dans un cachot, ou vous entourer de distractions et d’amusements, vous faire mourir de faim sans qu’on m’en demande compte, ou vous faire évader sans qu’on me soupçonne ; réfléchissez, vous dis-je, je vous en laisse le temps… » Et comme je ne répondais pas, atterrée que j’étais de ne pouvoir me soustraire à l’outrage de pareilles prétentions et à l’humiliation cruelle de les entendre exprimer, cet odieux homme ajouta, croyant sans doute que j’hésitais : « Et pourquoi ne vous prononceriez-vous pas tout de suite ? Faut-il vingt-quatre heures pour reconnaître le seul parti raisonnable qu’il y ait à prendre, et pour répondre à l’amour d’un galant homme, encore jeune, et assez riche pour vous faire habiter, en pays étranger, une plus jolie résidence que ce vilain château-fort ? »