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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

d’existence. Le contrarier, le mutiler ! Il faudra pourtant bien s’y résoudre. Il ressent l’influence du mois d’avril, il se hâte de grandir, il s’étend, il s’accroche de tous côtés ; il a ses racines scellées dans la pierre ; mais il monte, il cherche l’air et le soleil. La pauvre pensée humaine en fait autant. Je comprends maintenant qu’il y ait eu jadis des plantes sacrées… des oiseaux sacrés… Le rouge-gorge est venu aussitôt, et il s’est posé sur mon épaule sans plus de façon ; puis il s’est mis, selon sa coutume, à regarder tout, à toucher à tout ; pauvre être ! il y a si peu de chose ici pour l’amuser ! Et pourtant il est libre, il peut habiter les champs, et il préfère la prison, son vieux lierre et ma triste cellule. M’aimerait-il ? non. Il a chaud dans ma chambre, et il prend goût à mes miettes de pain. Je suis effrayée maintenant de l’avoir si bien apprivoisé. S’il allait entrer dans la cuisine de Schwartz et devenir la proie de son vilain chat ! Ma sollicitude lui causerait cette mort affreuse… Être déchiré, dévoré par une bête féroce ! Et que faisons-nous donc, nous autres faibles humains, cœurs sans détours et sans défense, sinon d’être torturés et détruits par des êtres sans pitié qui nous font sentir en nous tuant lentement, leurs griffes et leur dent cruelle !

« Le soleil s’est levé clair, et ma cellule était presque couleur de rose, comme autrefois ma chambre de la corte-Minelli quand le soleil de Venise… mais il ne faut pas penser à ce soleil-là ; il ne se lèvera plus sur ma tête. Puissiez-vous, ô mes amis, saluer pour moi la riante Italie, et les cieux immenses, et il firmamento lucido… que je ne reverrai sans doute plus.

« J’ai demandé à sortir ; on me l’a permis quoique ce fût de meilleure heure que de coutume ; j’appelle cela sortir ! Une plate-forme de trente pieds de long, bordée d’un marécage et encaissée entre de hautes murailles ! Pourtant, ce lieu n’est pas sans beauté, du moins je me le figure à présent que je l’ai contemplé sous tous les aspects. La nuit, il est beau à force d’être triste. Je suis sûre qu’il y a ici bien des gens innocents comme moi et beaucoup plus mal partagés ; des cachots d’où l’on ne sort jamais ; où jamais le jour ne pénètre ; que la lune même, l’amie des cœurs désolés, ne visite point. Ah ! j’aurais tort de murmurer. Mon Dieu ! si j’avais une part de puissance sur la terre, je voudrais faire des heureux !…

« Gottlieb est accouru vers moi clopin-clopant, et souriant autant que sa bouche pétrifiée peut sourire. On ne l’a pas troublé, on l’a laissé seul avec moi ; et tout à coup, miracle ! Gottlieb s’est mis à parler presque comme un être raisonnable.

« — Je ne t’ai pas écrit cette nuit, m’a-t-il dit, et tu n’as pas trouvé de billet sur ta fenêtre. C’est que je ne t’avais pas vue hier, et que tu ne m’avais rien commandé.

« — Que dis-tu ! Gottlieb, c’était toi qui m’écrivais ?

« — Et quel autre eût pu le faire ? Tu n’avais pas deviné que c’était moi ? Mais je ne t’écrirai plus inutilement à présent que tu veux bien me parler. Je ne veux pas t’importuner, mais te servir.

« — Bon Gottlieb, tu me plains donc ? tu prends donc intérêt à moi ?

« — Oui, puisque j’ai reconnu que tu étais un esprit de lumière !

« — Je ne suis rien de plus que toi, Gottlieb ; tu te trompes.

« — Je ne me trompe pas. Ne t’entends-je pas chanter ?

« — Tu aimes donc la musique ?

« — J’aime la tienne ; elle est selon Dieu et selon mon cœur.

« — Ton cœur est pieux, ton âme est pure, je le vois, Gottlieb.

« — Je travaille à les rendre tels. Les anges m’assisteront, et je vaincrai l’esprit des ténèbres qui s’est appesanti sur mon pauvre corps, mais qui n’a pu s’emparer de mon âme. »

« Peu à peu Gottlieb s’est mis à parler avec enthousiasme, mais sans cesser d’être noble et vrai dans ses symboles poétiques. Enfin, que vous dirai-je ? cet idiot, ce fou est arrivé à une véritable éloquence en parlant de la bonté de Dieu, des misères humaines, de la justice future d’une Providence rémunératrice, des vertus évangéliques, des devoirs du vrai croyant, des arts même, de la musique et de la poésie. Je n’ai pas pu encore comprendre dans quelle religion il avait puisé toutes ses idées, et cette fervente exaltation ; car il ne m’a semblé ni catholique ni protestant, et tout en me disant, à plusieurs reprises, qu’il croyait à la seule, à la vraie religion, il ne m’a rien appris, sinon qu’il est, à l’insu de ses parents, d’une secte particulière : je suis trop ignorante pour deviner laquelle. J’étudierai peu à peu le mystère de cette âme singulièrement forte et belle, singulièrement malade et affligée ; car, en somme, le pauvre Gottlieb est fou, comme Zdenko l’était dans sa poésie… comme Albert l’était aussi dans sa vertu sublime !… La démence de Gottlieb a reparu, lorsque après avoir parlé quelque temps avec chaleur, son enthousiasme est devenu plus fort que lui ; et alors il s’est mis à divaguer d’une manière enfantine qui me faisait mal, sur l’ange rouge-gorge et sur le chat démon ; et aussi sur sa mère, qui a fait alliance avec le chat et avec le mauvais esprit qui est en lui ; enfin de son père, qui a été changé en pierre par un regard de ce pauvre matou Belzébuth. J’ai réussi à le calmer en le distrayant de ses sombres fantaisies, et je l’ai interrogé sur les autres prisonniers. Je n’avais plus aucun intérêt personnel à apprendre ces détails, puisque les billets, au lieu d’être jetés sur ma fenêtre du haut de la tour, comme je le supposais, étaient hissés d’en bas par Gottlieb, avant le jour, au moyen de je ne sais quel engin sans doute fort simple. Mais Gottlieb, obéissant à mes intentions avec une docilité singulière, s’était déjà enquis de ce que la veille j’avais paru désirer de savoir. Il m’a appris que la prisonnière qui demeure dans le bâtiment situé derrière moi, était jeune et belle, et qu’il l’avait aperçue. Je ne faisais pas grande attention à ses paroles, lorsque tout à coup il m’a dit son nom, qui m’a fait tressaillir. Cette captive s’appelle Amélie.

« Amélie ! quelle mer d’inquiétudes, quel monde de souvenirs ce nom réveille en moi ! J’ai connu deux Amélies qui toutes deux ont précipité ma destinée dans l’abîme par leurs confidences. Celle-ci est-elle la princesse de Prusse ou la jeune baronne de Rudolstadt ? Sans doute ni l’une ni l’autre. Gottlieb, qui n’a aucune curiosité pour son compte, et qui semble ne pas pouvoir s’aviser de faire un pas ni une question si je ne le pousse en avant comme un automate, n’a rien su me dire de plus que ce prénom d’Amélie. Il a vu la captive, mais il l’a vue à sa manière, c’est-à-dire à travers un nuage. Elle doit être jeune et belle, madame Schwartz le dit. Mais lui, Gottlieb, avoue qu’il ne s’y connaît pas. Il a seulement pressenti, en l’apercevant à sa fenêtre, que ce n’est pas un bon esprit, un ange. On fait mystère de son nom de famille. Elle est riche et fait de la dépense chez Schwartz. Mais elle est au secret comme moi. Elle ne sort jamais. Elle est souvent malade. Voilà tout ce que j’ai pu arracher. Gottlieb n’a qu’à écouter le caquet de ses parents pour en savoir davantage, car on ne se gêne pas devant lui. Il m’a promis d’écouter, et de me dire depuis combien de temps cette Amélie est ici. Quant à son nom, il paraîtrait que les Schwartz l’ignorent. Pourraient-ils l’ignorer, si c’était l’abbesse de Quedlimbourg ? Le roi aurait-il mis sa sœur en prison ? On y met les princesses comme les autres, et plus que les autres. La jeune baronne de Rudolstadt… Pourquoi serait-elle ici ? De quel droit Frédéric l’aurait-il privée de sa liberté ? Allons ! c’est une curiosité de recluse qui me travaille, et mes commentaires, sur un simple prénom, sont aussi d’une imagination oisive et peu saine. N’importe : j’aurai une montagne sur le cœur tant que je ne saurai pas quelle est cette compagne d’infortune qui porte un nom si émouvant pour moi. »

Le 1er mai. — « Plusieurs jours se sont passés sans que j’aie pu écrire. Divers événements ont rempli cet intervalle ; je me hâte de le combler en vous les racontant.

« D’abord j’ai été malade. De temps en temps, depuis